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BAYLE PIERRE (1647-1706)

Le « Dictionnaire »

On retrouve le même plaidoyer passionné pour les droits sacrés de la conscience dans le Dictionnaire, derrière l'ironie feutrée ou vengeresse qui stigmatise les fanatiques et les persécuteurs. De longs articles y sont consacrés aux minoritaires, calomniés de l'histoire, aux pauliciens, aux manichéens et autres hérétiques. C'est à leur propos que Bayle entame la question de l'origine du mal – insoluble énigme dans la création d'un Dieu supposé à la fois tout-puissant et tout-bon – ce qui incitera Leibniz à tenter de lui répondre dans sa Théodicée ; Bayle poursuivra la discussion jusqu'à sa mort dans sa Réponse aux questions d'un provincial, où il défend les thèses fidéistes du Dictionnaire contre l'optimisme déiste.

L'ouvrage, dont l'entrée fut interdite en France, souleva un scandale : on reprocha à Bayle son scepticisme, sa bienveillance pour les hérétiques, son manque de respect pour l'Écriture, en la personne du roi David dont il souligne impassiblement les crimes. Le consistoire de l'Église wallonne de Rotterdam, dont Bayle était membre, lui demanda des explications, en reçut et s'en contenta.

Une des causes de ce paradoxe qu'un ouvrage interdit en France, comme trop favorable au protestantisme, fût suspect aux autorités réformées tient à la querelle qui, depuis 1691, avait opposé Bayle au théologien huguenot Pierre Jurieu, son ami de naguère ; le prétexte en fut un Avis aux réfugiés dont Bayle nia la paternité et qui n'est peut-être pas entièrement son œuvre, mais qu'il s'employa à faire imprimer et qui reflète ses idées politiques. Bayle voyait dans la révocation de l'édit de Nantes un abus déplorable qui, cependant, n'infirmait pas la valeur du système absolutiste, à ses yeux le moins mauvais qui fût. Jurieu, lui, retrouva la vieille notion de droit des peuples et en vint à présenter la guerre de la ligue d'Augsbourg comme une croisade légitime contre le despotisme démoniaque du Roi-Soleil.

Le débat reste ouvert sur l'interprétation à donner aux œuvres de Bayle. Pour les uns, sa pensée apparaît comme influencée par le calvinisme, son souci d'objectivité et de tolérance n'implique aucune mécréance, et le fidéisme abrupt qui l'oppose aux premiers déistes n'est pas une feinte précautionneuse. Selon eux, quand les écrivains des Lumières ont salué en Bayle un précurseur, c'est qu'ils se sont attachés à certaines de ses thèses favorites – l'incompatibilité de la foi et de la raison, par exemple – mais qu'ils en ont négligé d'autres : la philosophie de l'histoire pessimiste et statique, le moralisme rigoriste. Une autre interprétation, traditionnelle, rapproche Bayle de Fontenelle et de Voltaire : il aurait masqué de formules orthodoxes ironiquement outrées et parfaitement insincères un scepticisme religieux radical. Les uns et les autres voient cependant en Bayle un chaînon essentiel entre le xviie et le xviiie siècle et le représentant le plus significatif de la « crise de la conscience européenne ».

— Élisabeth LABROUSSE

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