BONNARD PIERRE (1867-1947)
De nouvelles harmonies
La très belle Salle à manger de campagne (1913), que Bonnard peignit dans sa propriété de Vernonnet proche de Giverny (heureux voisinage qui permet au peintre de faire de fréquentes visites à Monet), est très révélatrice à la fois des influences impressionnistes et de leur dépassement. La pièce est largement ouverte sur le jardin embrasé, mais l'éclairage qui la baigne n'est pas moins intense ; une harmonie vibrante de vermillons, d'orangés et de jaunes semble y condenser des particules de lumière. L'œuvre est solidement architecturée par les verticales, les horizontales, les obliques de la porte vitrée et de l'embrasure de la fenêtre qui dialoguent avec l'ellipse de la table ; ainsi les jeux de la lumière sur les objets peuvent-ils s'inscrire sans risque dans un canevas de rapports fermes et puissants qui maintiennent la rigueur de la composition. Finalement, toute l'originalité de l'attitude de Bonnard face à la nature se révèle dans ce double mouvement : il ouvre des yeux émerveillés aux spectacles que celle-ci lui offre, s'en imprègne, mais ne se laisse pas absorber par eux ; il chante la beauté du monde dans toute sa généreuse diversité, mais prend ses distances vis-à-vis du réel. La nature qu'il nous montre – et ceci se vérifiera de plus en plus au fur et à mesure que l'œuvre évoluera –, la nature dont il détaille la magnificence avec une sorte de joie panthéiste, est une nature recomposée, dominée, transfigurée, voire soumise aux purs caprices du plasticien. Rien de comparable, on le voit, avec la « fenêtre ouverte sur le monde » des impressionnistes. La différence d'attitude face à la réalité dicte une différence de méthode dans le travail : Bonnard ne peint pas sur le motif, il se promène, prend des notes, mais l'alchimie d'où sortira l'œuvre véritable a toujours lieu dans l'atelier.
À cette période de construction plus serrée se rattache, outre quelques beaux portraits, toute une série de nus dont les uns, par leurs postures souvent acrobatiques, rappellent Degas (Nu accroupi dans la baignoire, 1917 ; Petit Nu penché), tandis que les autres, raides, massifs, ont un indéniable caractère monumental (Nu devant la cheminée, 1919, du Kunstmuseum de Winterthur). Bonnard cède également vers cette époque à son goût pour les grandes compositions décoratives : La Pastorale, Le Paradis (1916-1920), L'Enlèvement d'Europe (1919).
À partir de 1920 et jusque vers 1935, la production de Bonnard est d'une richesse si prodigieuse qu'il est impossible de la caractériser en quelques mots. Tout au plus peut-on en souligner certaines tendances. Reconnu par ses pairs, admiré dans toute l'Europe et le Nouveau Monde (il est membre du jury Carnegie en 1926 et expose quarante peintures à New York en 1928), Bonnard est en pleine possession de son génie. Chacune de ses œuvres, ou presque, propose une solution originale au problème de l'expression de la couleur dans l'espace plastique. Les formes tantôt se découpent avec une méticuleuse netteté, comme la dentelle du feuillage de La Terrasse de Vernon (1928), tantôt émergent d'une brume légère que des touches larges et allusives, comme dans le Paysage du Cannet sous la neige (1928), répandent sur toute la composition. De nouvelles harmonies sont essayées où dominent le vert et l'orangé avec leur dissonance violette ; toutes les variétés de blanc – ivoirin, crémeux, nacré – sont utilisées pour exalter les tons proches. Perspective, mise en page sont entièrement subordonnées aux contrastes chromatiques et les prises de vues composites se font de plus en plus fréquentes. Quant aux motifs, ils ne changent pas ; Bonnard continue de célébrer la beauté sous toutes ses formes : fruits, fleurs, paysages ensoleillés ; ses toiles ne cessent de se peupler de jeunes femmes[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Gérard BERTRAND : docteur en esthétique
Classification
Médias
Autres références
-
BONNARD. L'ŒUVRE D'ART, UN ARRÊT DU TEMPS (exposition)
- Écrit par Jean-Marc HUITOREL
- 985 mots
Au terme de longs mois de travaux, le musée d'Art moderne de la Ville de Paris a choisi de rouvrir ses portes avec une importante exposition consacrée, du 2 février au 7 mai 2006, à Pierre Bonnard (1867-1947). Il faut remonter à 1984 pour trouver rassemblé à Paris un ensemble aussi considérable...
-
AFFICHE
- Écrit par Michel WLASSIKOFF
- 6 817 mots
- 12 médias
La découverte de l'estampe japonaise exerce également en Occident une impression profonde. Henri de Toulouse-Lautrec (La Goulue, 1891)et Pierre Bonnard (La Revue blanche, 1895) s'approprient ses procédés : asymétrie, aplats de couleur, délimitation des surfaces par des cernes épais. Dessinant... -
ÉDOUARD VUILLARD, PEINTRE DÉCORATEUR - (repères chronologiques)
- Écrit par Barthélémy JOBERT
- 717 mots
1892 Vuillard exécute sa première commande de panneaux décoratifs à Paris, six dessus-de-porte pour Paul Desmarais, un cousin de Thadée Natanson, directeur de la Revue blanche. L'année suivante, il réalise, pour le même commanditaire, un paravent, Les Couturières, où il emploie pour...
-
ENCADREMENT DES ŒUVRES, histoire de l'art occidental
- Écrit par Adrien GOETZ
- 2 362 mots
...positions, Renoir suggère, dans certains dessins, l'usage de lourds cadres du xviiie siècle, qui accompagnent souvent encore aujourd'hui ses œuvres. Bonnard de même, dans ses carnets de croquis pour les années 1894-1895, trace des projets d'encadrements à motifs floraux. Le cadre est désormais d'abord... -
ILLUSTRATION
- Écrit par Ségolène LE MEN et Constance MORÉTEAU
- 9 135 mots
- 11 médias
...cette stratégie. Ce pragmatisme survient après la réception difficile de Parallèlement, dialogue entre un texte de Paul Verlaine et des illustrations de Pierre Bonnard, publié en 1900. Cette œuvre est considérée comme le premier livre de peintre porteur de modernité. La lithographie fait son intrusion... - Afficher les 7 références