CLASTRES PIERRE (1934-1977)
Avec une sûreté, une concision et une élégance qui devaient marquer chacun de ses écrits, le premier essai de Pierre Clastres, Échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne, jetait les fondements de son anthropologie politique. Il contenait déjà, pour l'essentiel, l'interprétation du monde dit primitif ou sauvage que Clastres ne devait cesser d'enrichir dans la suite.
Nombreux ont été ses séjours parmi les Indiens. À partir de 1963, pendant plus de dix ans, il passe une longue partie de son temps en Amérique du Sud, successivement au Paraguay, au Brésil et au Venezuela. Auprès des Guayaki, d'abord, puis des Guarani, d'une importante tribu du Chaco ensuite, les Chulupi-Ashluslay, et, enfin, des Yanomami, il recueille une abondante information qui lui permettra d'écrire avec une égale compétence et un égal bonheur sur la vie quotidienne d'un groupe, sur la fonction des chefs, les mythes, les rites d'initiation et la guerre.
Au foyer des études de Clastres, une même certitude : les sociétés indiennes et, de manière générale, les sociétés primitives sont doublement méconnues. Ou bien l'on prétend les reléguer à un stade inférieur du développement de l'humanité, on les loge dans l'histoire, mais pour leur assigner le statut de ce qui n'est pas encore civilisé – telle est la perspective de l'évolutionnisme, et que celui-ci se pare des couleurs de la science marxiste ne le modifie guère. Ou bien l'on abolit la dimension de l'histoire, pour réduire leur singularité aux signes d'une structure ou d'un ensemble de structures qui les distingueraient, parmi d'autres, dans l'univers de la culture. Dans l'un et l'autre cas, demeure impensé ce qui fait qu'une société primitive est société, le mouvement par lequel elle se rapporte à elle-même, à la fois s'institue comme une et se représente comme telle – bref, demeure impensée son existence politique. Ni d'un point de vue évolutionniste, ni d'un point de vue structuraliste, ne fait question le statut du pouvoir.
Or, c'est justement à prendre en compte la manière dont la société primitive détermine la place du pouvoir qu'on peut s'affranchir d'une conception naïve et positiviste du développement de l'humanité et reposer en nouveaux termes le problème de l'histoire en pointant une mutation : le passage d'un monde sans État au monde de l'État (si diversifiées soient ses figures, depuis les anciens despotismes jusqu'aux démocraties ou aux totalitarismes modernes). Que les sociétés indiennes ne connaissent pas l'État, ou, à mieux dire, ne présentent pas trace d'un pouvoir détaché de l'ensemble social, d'un pouvoir exercé par un homme ou un petit nombre sur le reste des hommes, voilà certes qui fut communément signalé par les premiers observateurs et les ethnologues. Mais tel était le préjugé ethnocentrique, et précisément politique, que ce trait – lorsque l'on prétendait en rendre raison – fournissait l'indice d'un manque. L'absence de l'État, d'un pouvoir circonscrit dans les frontières d'une institution, représentant, garant, agent de transmission de la loi et, en tant que tel, détenteur de moyens de coercition, cette absence était censée témoigner d'une immaturité de l'organisation sociale, repérable d'autre part à la faiblesse du développement technique et de la division du travail.
Cependant, l'originalité de Clastres est de montrer que, loin d'être déterminantes, les conditions techniques et économiques sont elles-mêmes dans la dépendance d'un choix politique, qui interdit à la société, en même temps que la formation d'un pouvoir détaché et coercitif, la production d'un surplus de biens sans nécessité pour la subsistance[...]
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Écrit par
- Claude LEFORT : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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