CORNEILLE PIERRE (1606-1684)
Le théâtre cornélien est fait pour nous saisir et nous entraîner, au moyen d'exemples qu'il place à distance de nous et au-dessus de nos pouvoirs ordinaires, et qui cependant n'ont tout leur sens que par notre admiration. Étonnement et communion, mouvement de ce que nous sommes vers ce que le drame nous suggère d'être au-delà de nous-mêmes, tel est le ressort puissant de ce théâtre. Ce qui a quelquefois empêché de bien comprendre l'intention exaltante de l'œuvre, c'est un dilemme, installé depuis dans les esprits, entre l'admirable et le raisonnable. Les deux choses dans Corneille ne se séparent pas, parce qu'il est d'un temps où la déraison n'avait encore nul prestige et où le sublime moral ne se concevait que dans une vue lucide des conditions et des obstacles, et ne se réalisait que dans une victoire : victoire sur les choses ou victoire sur soi-même, assurance en tout cas d'avoir bien calculé et choisi l'issue la plus haute, et de pouvoir au besoin le démontrer. Le jour où le merveilleux a impliqué un désaveu de l'entendement, les héros pensants du théâtre cornélien, en dépit des audaces surprenantes où ils se plaisent, ont été tenus pour d'ennuyeux professeurs de morale. Un autre préjugé, de source différente, mais qui s'est conjugué avec celui-là, cherchait dans les œuvres classiques l'enchaînement naturel et immédiatement plausible des actions, comme la condition nécessaire de toute fiction heureuse ; ce préjugé masquait tout ce qui, dans Corneille, est inventé pour faire impression sur nous, indépendamment et au-delà de la commune vraisemblance : la représentation inventive et paradoxale des démarches de l'héroïsme qui occupe son théâtre restait invisible à la critique. C'est à une époque relativement récente qu'on a ouvert les yeux sur ce qui nous semble aujourd'hui essentiel chez Corneille : une éthique de la grandeur glorieuse, une esthétique du rare et de l'inattendu.
Vie et carrière
Nous savons peu de chose de la vie de Corneille. Seuls les grands faits et les dates – parfois approximatives – des œuvres nous sont connus. Corneille naquit à Rouen en 1606, d'une famille de fonctionnaires royaux et de petits magistrats. Il fit ses études chez les jésuites de sa ville natale, fut reçu avocat en 1624. En 1628, il acquit la charge d'avocat du roi devant des juridictions locales. Ce que nous savons de ses amours de jeunesse est très incertain. Il entra dans la carrière dramatique en 1629 avec une comédie, Mélite. Entre cette date et 1635, il fit représenter cinq comédies et une tragi-comédie. Vers le même temps, il fut un des « cinq auteurs » dont Richelieu rétribua pendant quelques années la collaboration à ses ouvrages dramatiques. Cependant, les vicissitudes de ses relations avec le cardinal jusqu'à la mort de celui-ci, en 1642, nous sont obscures et demeurent très diversement appréciées par les critiques.
En 1636, Le Cidle rendit célèbre, et inaugura une série de chefs-d'œuvre tragiques, Horace, Cinna, Polyeucte (1640 à 1643), puis La Mort de Pompée et Rodogune (entre 1643 et 1646), plus tard Nicomède (1651). Pendant cette période, Corneille écrivit encore une comédie, Le Menteur, puis la Suite du Menteur, mais sa gloire est désormais celle d'un auteur tragique. Cette gloire et l'enthousiasme du public pour ses ouvrages et pour sa personne étaient immenses, si nous en croyons les témoignages du temps. Dans l'intervalle, son père avait été anobli par Anne d'Autriche, en 1637 ; il s'était marié en 1641 avec Marie de Lamperière ; il était entré en 1647 à l'Académie française ; il venait souvent à Paris, et y fréquentait parfois les cercles littéraires. En 1650, pendant les troubles de la Fronde, qui opposèrent plusieurs princes du sang à la régente Anne d'Autriche et à Mazarin son ministre,[...]
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Écrit par
- Paul BÉNICHOU : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire de littérature française à l'université Harvard
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