CORNEILLE PIERRE (1606-1684)
Corneille et le genre tragique
Corneille était certainement convaincu de l'excellence de la tragédie régulière ; son théâtre a marqué un moment dans le triomphe progressif des règles. On n'en trouve pas moins chez lui, de façon latente, une résistance à la régularisation du poème tragique. Il hésitait, à ses débuts, entre le goût moderne et la discipline des doctes. Le Cid est une tragi-comédie médiocrement régulière ; mais, même dans ses tragédies les plus achevées, Cinna, Polyeucte, les critiques ont constaté une imparfaite conformité aux préceptes des théoriciens. Un des plus en vue parmi ces théoriciens, l'abbé d'Aubignac, avait déjà publié, en 1657, sa Pratique du théâtre, quand Corneille fit paraître, en 1660, ses trois discours : De l'utilité et des parties du poème dramatique ; De la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable et le nécessaire ; Des trois unités. Sans contredire dans leur ensemble les vues d'Aristote, telles que les interprétaient ses commentateurs modernes, il les discute plus d'une fois, en homme qui a peine à concilier son génie propre avec les doctrines officielles. Ainsi, il soutient que la fin première du poème dramatique est le plaisir, se donnant par là le droit d'inventer et de créer hors de l'emprise des règles. Cette affirmation, qui revient plus d'une fois dans ses écrits, est bien naturelle chez un auteur ; Racine, plus régulier que lui, et, dans un autre domaine, Molière diront la même chose. En art, l'effet importe évidemment plus que le précepte ; les écrivains, en acceptant la loi des doctes, ont toujours réservé leur privilège de créateurs. Mais, plus précisément, Corneille est grand expérimentateur de formes dramatiques. Outre l'originalité, constamment renouvelée, de ses créations dans la comédie, la tragi-comédie et la tragédie pure, il a écrit des « comédies héroïques », qui annoncent le drame moderne, comme Don Sanche et Pulchérie, des pièces à machines, qui annoncent l'opéra, comme Andromède et La Toison d'or. Aussi perçoit-il une contradiction entre son instinct d'inventeur et une poétique toute faite.
Il est significatif qu'il refuse d'interpréter comme la majorité de ses contemporains le précepte d'Aristote selon lequel la tragédie est la représentation du possible. Les théoriciens entendent par « possible » ce qui est conforme au train ordinaire des choses, le vraisemblable. Corneille entend par là tout ce qui n'est pas impossible, même si c'est extraordinaire. Les grands sujets, selon lui, « doivent toujours aller au-delà du vraisemblable » ; il suffit que l'histoire ou la légende les accrédite. Tels sont, parmi d'autres, les sujets du Cid, d'Horace, de Rodogune. De même, l'opinion d'Aristote qui veut que le personnage tragique ne soit ni tout à fait bon ni tout à fait méchant, et tombe par quelque faiblesse dans un malheur digne de commisération, ne convient guère à Corneille, peintre des grandes vertus et des grands crimes : aussi la critique-t-il longuement. Dans l'ensemble, les Discours et les Examens donnent l'impression d'une opposition sourde aux préceptes. La soumission timide et parfois scrupuleuse de Corneille laisse percer sans cesse des contestations et chicanes diverses, qui trahissent des objections de fond.
La tragédie cornélienne est faite pour exalter, non pour apitoyer ou terrifier. Contrairement à la tragédie antique, elle est, par essence, optimiste. La vie des personnages et leur bonheur sont en péril, mais ce que la tragédie enseigne, ce n'est pas la toute-puissance du malheur ou la débilité de la condition humaine, c'est, au contraire, la grandeur de l'homme, sa capacité de vaincre le destin. Elle fait agir, non la pitié et la terreur, suivant la formule aristotélicienne, mais l'admiration.[...]
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Écrit par
- Paul BÉNICHOU : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire de littérature française à l'université Harvard
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