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EMMANUEL PIERRE (1916-1984)

L'œuvre : deux « images matricielles »

Dans Notes sur la création poétique, Pierre Emmanuel appelle « matricielles » les images d'où procèdent toutes les autres. Dans sa poésie, il y en a deux qui se sont imposées à lui simultanément, à sa vingt-deuxième année. Il s'agit et d'une image du Christ, et d'une image d'Orphée. On parlerait aussi bien de mythologie personnelle, sous réserve de l'évolution religieuse du poète en ce qui concerne le Christ.

Christ au tombeau : l'image est fixée dès le « premier poème réel ». Ce Christ d'entre le vendredi saint et Pâques est, mythiquement, entre la mort et la vie. C'est le Verbe qui le ressuscite, mais non pas en gloire : en douleur. Il reste « l'homme de douleur », symbole de l'angoisse humaine. L'image ne devait coïncider que trop bien avec l'événement, l'atrocité nazie, qu'elle semblait avoir pressentie. Aussi dominera-t-elle tous les poèmes de « résistance » écrits à Dieulefit (Drôme). Jour de colère, Combats avec tes défenseurs, La liberté guide nos pas : c'est toujours la clameur horrifiée, indignée devant « la Face humaine » – en surimpression « la Face de Dieu » – qu'abîment les crimes, les dénis de justice, les tyrannies ; le Christ est omniprésent, exemplairement victime innocente et témoin implacable.

Orphée aux enfers : seconde image, elle aussi fixée tout de suite. Ici l'appropriation est plus intime : Orphée est le double du poète Pierre Emmanuel descendu aux enfers d'une passion malheureuse – et d'une connaissance ténébreuse –, pour y retrouver, grâce au verbe, son Eurydice. Il l'étreint ou croit l'étreindre ; mais il l'abandonne aux bras du Christ... qu'il n'aurait pas rencontré s'il n'avait eu la nostalgie de son absence.

Sans égard pour la chronologie, entre tous les gages de merveilleuse fécondité qu'aura donnés le poète, il convient de rattacher au mythe féminin, qu'impliquait déjà le thème d'Orphée, la superbe trilogie : Una ou la mort la vie (1978), Duel (1979), L'Autre (1980), composant Le Livre de l'homme et de la femme, histoire d'amour dans laquelle l'auteur reconstitue en soi-même le couple originel, d'avant le Paradis perdu.

Une synthèse, l'épopée de Babel : articulée sur les deux « images matricielles », Sodome (1944) remonte à l'Ancien Testament pour expliciter, dans un symbole collectif, le tourment personnel du poète, son sentiment de culpabilité et son aspiration à l'unité. Cette fois, c'est Abraham qui lui sert de truchement en prenant à son compte le mythe d'Adam, dédoublé en Ève par le Créateur et consommant sa dualité par la faute originelle. Mais Ève suscite le Verbe, donc la résurrection.

Plus ambitieux encore est le vaste, surabondant poème de Babel (1951) que le poète considère comme son livre : « Je me crus de taille à bâtir une épopée spirituelle de l'histoire humaine, non point dans sa nouveauté, mais dans sa sempiternelle répétition. » Non pas paraphrase, mais transposition mythique, Babel résume toutes les civilisations tôt ou tard insurgées contre leur principe et leur fin. C'est un étagement métaphysique et religieux des thèmes les plus actuels, de « la mort de Dieu » à l'avènement du surhumain inhumain.

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