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GUYOTAT PIERRE (1940-2020)

L'entreprise de Pierre Guyotat poursuit d'une certaine façon celle de Sade : même tentative pour mettre à la torture le langage et lui faire « dire » le désir ; même refus absolu d'accepter toute séparation entre eux, avec pour résultat l'accouchement d'une langue inédite, où les distinctions coutumières entre oral et écrit volent en éclats. Toute l'œuvre est en proie à la violence de ce mouvement panique que Michel Leiris, dans sa préface à Éden, Éden, Éden, décrit ainsi : « Hommes, bêtes, vêtements et autres ustensiles jetés dans une mêlée en quelque sorte panique, qui évoque le mythe de l'Éden parce qu'elle a manifestement pour théâtre un monde sans morale ni hiérarchie, où le désir est roi et où rien ne peut être déclaré précieux ou répugnant. »

La guerre sans nom

Pierre Guyotat - crédits : Jacques Sassier/ Gallimard/ Opale/ Bridgeman Images

Pierre Guyotat

Pierre Guyotat est né le 9 janvier 1940 à Bourg-Argental, dans le Haut-Vivarais. La biographie très complète de Catherine Brun, dont l'élaboration fut suivie et approuvée par l'auteur, permet de dégager à grands traits quelques faits marquants d'une vie hors du commun. Élevé chez les Frères des écoles chrétiennes, son apprentissage de la sexualité fut douloureux – il subit plusieurs viols, sa circoncision eut des conséquences désastreuses – et déterminant pour le reste de sa vie. La guerre d'Algérie fut un autre traumatisme majeur : appelé sous les drapeaux en 1960, il fit l'expérience brutale de la prison militaire à la suite de sa condamnation pour complicité de désertion et divulgation de journaux interdits. Avant de frôler, au début des années 1980, le naufrage de la raison, il avait poursuivi auprès du PCF un idéal révolutionnaire dont il s'éloigna plus tard. Très jeune, il avait écrit Sur un cheval (1961) et Ashby (1964), que publia Jean Cayrol et qui furent réédités en 2005.

Mais c'est en 1967 que ce « clandestin maudit », ennemi irréductible de toute autorité et de toute censure, a fait véritablement irruption sur la scène littéraire, avec les sept chants de Tombeau pour cinq cent mille soldats, qui développait un texte écrit dès 1962 : La Prison. Moins de cinq ans après la fin du conflit algérien, Pierre Guyotat en donne une traduction épique et monstrueuse, dans une langue sauvage qu'on avait oubliée depuis Artaud. Le flux des violences sado-masochistes, l'homosexualité et la prostitution dans Tombeau pour cinq cent mille soldats, dont Antoine Vitez donnera une adaptation pour le théâtre en 1981, désignent un point de non-retour étranger à toute conception chrétienne ou humaniste du Mal. En même temps qu'une lutte contre la censure, s'engageait alors l'aventure d'une écriture : le premier volume des Carnets de bord 1962-1969, publié en 2005 avec la collaboration de Valerian Lallement, reviendra sur le cheminement de cette vie torturée par la langue et la cruauté du monde. Aventure proche pour un temps des expériences du groupe Tel Quel, tandis qu'on redécouvrait Artaud, Bataille ou Joyce. À ce moment-là, l'entreprise de Guyotat se situe dans le sillage de celle de Sade, mais dans une langue « décivilisée », bien différente de celle des 120 journées de Sodome. Les conventions s'effondrent, récit et personnages s'évanouissent. On ne nomme plus le monde : corps vivant, sperme et sang, sueur et excréments deviennent consubstantiels à la seule « matière écrite ». Éden, Éden, Éden (1970), préfacé par Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers, développe en ce sens un texte antérieur intitulé Bordels boucherie. D'autres écrits sont rassemblés la même année dans Vivre. En 1972, Littérature interdite proteste contre la loi qui avait interdit l'exposition, l'affichage et la vente aux mineurs d'Éden, Éden, Éden, et qui ne sera abrogée qu'en 1981. Avec cette[...]

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Pierre Guyotat - crédits : Jacques Sassier/ Gallimard/ Opale/ Bridgeman Images

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