HUYGHE PIERRE (1962- )

Réenchanter le réel

Ce sens de la dépossession identitaire était le sujet même de la vidéo la plus célèbre de Pierre Huyghe, Blanche-Neige, Lucie (1996-1997). À la suite d'un procès intenté à la société Walt Disney par l'interprète de la voix française du personnage de Blanche-Neige, dans le dessin animé éponyme, l'artiste est allé interviewer Lucie Dolène, afin qu'elle lui raconte cette part d'elle-même qu'elle a perdue puis regagnée : son histoire, la façon dont elle s'est identifiée au personnage et dont, en France, on l'a identifiée à lui. Qu'est-ce qu'un héros de conte de fées ? Et un personnage de dessin animé ? La voix humaine d'un tel personnage ne peut-elle être considérée comme un acteur, puisque par son interprétation elle lui apporte toute sa profondeur et sa chaleur, sinon la chair de son incarnation dans le réel de nos vies ?

On aurait donc tort de ne considérer Pierre Huyghe qu'à travers ses manipulations du récit cinématographique, même si c'est par elles qu'il a émergé sur la scène internationale, au même moment que d'autres spécialistes du genre, comme l'Écossais Douglas Gordon. L'enjeu de l'œuvre va bien au-delà, en nous interrogeant sur notre rapport à l'image et à la fiction, comme matière partagée de nos vies, de nos rêves et de nos espoirs. Comme s'il s'agissait de réenchanter le réel, de donner forme à un conte contemporain, d'inscrire des temps singuliers et simultanés, de produire des lieux ou des situations poreuses pour des histoires étirées où des changements agiraient sans limites de temps ni d'espace.

L'Exposition scintillante. A Musical, en 2002 au Kunsthaus Bregenz, était inspirée entres autres des Aventures d'Arthur Gordon Pym de Poe, de la traduction qu'en fit Baudelaire, puis de son prolongement dans l'œuvre de Jules Verne. L'ensemble se présentait sous la forme d'un scénario en trois actes : un bateau de glace de cinq mètres de long qui fondait petit à petit, enveloppé de nappes de brouillard et de pluie de neige ; une installation de jeux de lumières synchronisés sur les Gymnopédies de Satie orchestrées par Debussy ; une piste de patinage abandonnée sur laquelle trois jeunes filles avaient évolué lors du vernissage, la glace portant encore la trace de leurs chorégraphies. Trois « paysages » fortement évocateurs. Trois moments de la disparition d'un événement, de l'évaporation de l'image, juste avant qu'elle ne rejoigne le récit, la fiction ou le songe. Trois manières d'interroger le sublime dans notre monde contemporain.

À l'occasion de la réouverture de l'A.R.C.-musée d'Art contemporain de la Ville la de Paris (2006), Pierre Huyghe présente dans le cadre de son exposition intitulée Celebration Park, une chorégraphie de portes : Gates (en référence directe à l'exposition internationale de 1937 qui s'était tenue dans le même lieu) et deux vidéos. Celle qui s'intitule This is not a Time for Dreaming traite, par le biais d'un spectacle musical de marionnettes, de la commande passée à l'artiste par le Carpenter Center for the Visual Arts à Harvard, construit par Le Corbusier en 1965. A JourneythatWasn't plonge également le visiteur dans une incertitude temporelle et spatiale, à travers un voyage d'exploration en compagnie d'autres artistes dans une zone non cartographiée de l’Antarctique, transcrit par un orchestre symphonique à Central Park, à New York, en 2005. De plus, il convie des architectes, des musiciens et des chorégraphes à imaginer la célébration de jours non fériés par la réalisation d'un calendrier sous forme de posters, proposant ainsi un nouvel agencement du temps et des rituels inédits. Pierre Huyghe cherche à se réapproprier et à réinventer les modalités temporelles[...]