PIERRE LOTI, CENT ANS APRÈS
Une œuvre en mouvement
Loti était un personnage flamboyant. Sarah Bernhardt, qui l’a bien connu, l’appelait « Pierrot le fou ». Il se révèle désormais, dans toute son intensité, au travers des milliers de feuillets d’un Journal intime tenu depuis l’adolescence. Cinq volumes, admirablement édités aux Indes savantes par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, découvrent les impressions et les pensées de ce clown triste, musclé comme un acrobate, déchiré par les passions et habité par le vertige de la mort. Ces écrits intimes nourrissent toutes les entreprises biographiques contemporaines : la plus enlevée et la plus ancienne, celle de Lesley Blanch qui poursuit avec bonheur ce perpétuel évadé (1983) ; la plus sensible et la plus littéraire, celle d’Alain Buisine distinguant l’écrivain et son double (1998) ; la mieux informée, celle d’Alain Quella-Villéger racontant une vie de roman (2019).
Le chantier des correspondances livre ses premiers trésors. Une anthologie réunissant près de quatre cents lettres envoyées par l’écrivain, entre 1866 et 1906, à une cinquantaine de correspondants, participe d’un autoportrait. Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier ont réuni ces courriers sous le titre Mon mal j’enchante – une devise qui accompagnait l’en-tête du papier à lettres de l’écrivain. De son côté, Hervé Duchêne a publié le dossier inédit des échanges épistolaires entre Blanche Lee Childe et Pierre Loti. Celle qui signe Oirda, « la rose » en arabe, prise d’admiration pour Fleurs d’ennui, engage en décembre 1882 un dialogue passionné avec un écrivain qui dénonce l’ennui des existences ordinaires et promet l’ailleurs. Devenue égérie, cette séductrice qui a ses entrées à la Revue des Deux Mondes prendra part à la publication de Mon Frère Yves (1883), le premier succès en librairie du romancier. Avec d’autres, elle plaida pour que le ministère se montre indulgent pour les articles de Loti parus dans Le Figaro sur la prise des forts de Hué lors de la campagne du Tonkin ; Sylvain Venayre, dans Une Guerre au loin. Annam 1883, expose cette affaire dans sa complexité. Il ne faut pas confondre impérialisme contemporain et opération coloniale à l’époque de Jules Ferry. L’officier de marine ne cherche pas, dans ses propos d’« indigné », à dénoncer la brutalité des troupes françaises mais à décrire l’héroïsme de cette armée à laquelle il appartient. Du reste, il doute de son propre héroïsme, avouant à Mme Lee Childe avoir pris la plume pour satisfaire la demande de son éditeur en quête de publicité.
En 2023, les éditions Calmann-Lévy ont édité une bande dessinée consacrée à Pierre Loti. Son sous-titre, « Une vie de voyageur », résume le rapport de notre temps à l’écrivain. Une figure toujours en mouvement, mais occupée à fixer par son art la diversité des réalités du monde. Les récits de ses navigations, souvent intempestifs par ce qu’ils montrent sans fard, continuent d’inspirer les débats de notre temps. Ils parlent déjà d’écologie, ils posent à leur manière la question du genre et de la domination ; ils invitent à repenser notre histoire coloniale. Celui dont l’œuvre fournissait jadis dans les écoles un réservoir inépuisable de dictées n’est plus seulement un modèle de style, un maître dans l’art de décrire. On préfère sans doute aujourd’hui le magicien des images, merveilleux dessinateur et habile photographe. Reste à explorer la place que tient la musique dans l’œuvre et dans la vie de cet artiste protéiforme, amateur d’opéras, excellent pianiste, toujours prêt à se mettre en scène et à jouer de ses compositions.
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Écrit par
- Hervé DUCHÊNE : professeur émérite d'histoire ancienne, université de Bourgogne, Dijon
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