MERTENS PIERRE (1939-2025)
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Des mythologies autobiographiques
Pierre Mertens s’est consacré avec boulimie à l'écriture romanesque. Après, entre autres, L'Inde ou l'Amérique, Les Bons Offices (1974), Terre d’asile (1978) La Fête des anciens (1983), Perdre (1984) viennent Les Éblouissements. Mertens y retrace la vie du poète expressionniste allemand Gottfried Benn (1886-1956), et s'interroge sur les fourvoiements des intellectuels au xxe siècle. Benn, médecin des pauvres et des prostituées, fasciné par la mort et les cadavres, bascula dans le nazisme en 1933, et ne revint sur cet engagement qu'à partir de 1935. La recomposition fragmentaire de ce destin passe par sept dates (7 chapitres), dont la dernière correspond à sa mort. Les nouvelles des Chutes centrales paraissent en même temps que le court récit des Lettres clandestines (1990). Fiction et réalité s'entremêlent pour reprendre la question du « qui suis-je ? », et plus encore du « qui sommes-nous ? », dans une quête d'identité lacunaire, qui demeure incertaine jusqu'à la mort. Les Lettres clandestines prennent leur origine dans l'existence du compositeur autrichien Alban Berg (1885-1935). Mertens imagine le monologue erratique du musicien tandis qu'il agonise à l'hôpital Rudolf de Vienne, peu avant Noël 1935, à cinquante ans : les personnages de sa vie et de son œuvre se pressent dans sa mémoire écartelée, et surtout celui d'Hanna Fuchs, un amour fulgurant et clandestin de dix années, dont il entrecroisera les initiales avec les siennes dans un cryptogramme (AHBF) pour en faire les notes de base de sa Suite lyrique en 1926.
Pierre Mertens affectionne les personnages doubles, contradictoires et parfois monstrueux (on lui doit le livret de l'opéra Passion de Gilles en 1983, dont le héros est Gilles de Rais), ceux qui, par-delà la défaite, restent fidèles à leurs erreurs. C'est encore le cas avec Une paix royale (1995, prix Jean Monnet), roman controversé qui déclencha une vive polémique en Belgique, car Mertens semblait s'en prendre à l'honneur de la famille royale. Les figures centrales de ce roman traversé par des souvenirs autobiographiques, sont aussi bien des gloires du cyclisme belge (Rik Van Looy, Eddy Merckx) que le roi Léopold III qui capitula devant Hitler en 1940 et abdiqua en 1950. En dépit de l'image compréhensive donnée du roi, et qui le réhabilite, la princesse Lilian (sa seconde épouse) a obtenu de la justice française qu'elle censure une cinquantaine de lignes de l'ouvrage qui donnaient de la royauté belge une piètre image. Dans L'Agent double (1989), Mertens a observé les rapports ambigus que les écrivains (Duras, Sciascia, Kundera, Gracq, Camus, Rushdie) entretiennent avec leur époque. Mais surtout dans l'impossible proximité de soi à soi, le roman, « la moins approximative des sciences inexactes », atteint la vérité des êtres à partir de l'intuition et de la libre reconstruction d'un vécu. Tout l'intérêt de cette forme singulière de roman historique se tient là. Trop légendaire, diraient ses détracteurs, pour être un document fiable, l'œuvre est trop ancrée dans le réel historique pour que le lecteur n'y soit pas sans cesse renvoyé. La marque du projet littéraire de Mertens réside dans cette métaphore de la réalité, qui d'un même mouvement accède à une mythologie autobiographique. Mieux peut-être que l'écrit sur soi (Les Bons offices, 1974 ; Perdre, 1984) ou l'étude critique (Uwe Johnson, le scripteur de mur, 1989 ; Rilke ou l’ange déchiré, 2001), le mentir-vrai – comme en témoigne à nouveau Perasma (2001) – dit l'énigme baroque de la conscience, ses silences et son inachèvement, ses sincérités éclatées et ses dérives, tandis que dans l'ombre s'élargit la fêlure qui ruinera notre paysage intérieur.
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
Classification
Média
Autres références
-
BELGIQUE - Lettres françaises
- Écrit par Marc QUAGHEBEUR et Robert VIVIER
- 17 496 mots
- 5 médias
...François Weyergans, chez Thierry Haumont que chez Francis Dannemark. Cette présence se manifeste particulièrement dans Les Éblouissements (1987) de Pierre Mertens, roman qui, à travers un des grands poètes de ce siècle, Gottfried Benn, scrute les errements auxquels a pu mener le nazisme. Mertens,...
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