MICHON PIERRE (1945- )
Pierre Michon publie son chef-d'œuvre, Vies minuscules – qui est aussi son premier livre – en 1984, à près de quarante ans. Ce détail biographique pour montrer que toute l'œuvre (aujourd'hui une douzaine de romans ou de récits) est chargée des expériences douloureuses d'un homme qui a traversé toutes les saisons de l'enfer, que le malheur a brutalisé et qui a le droit de dire qu'il parle depuis le royaume des morts. Mais au-delà d'un va-et-vient cruel entre l'autodestruction et la résurrection, qui pourrait n'engager que l'écrivain dans sa singularité, l'œuvre de Michon se construit comme une méditation permanente sur la création littéraire dont elle proclame à la fois l'assomption et l'impossibilité radicale.
Le mythe personnel
Né en 1945 dans un hameau de la Creuse (les « Cards », à côté de Chatelus-le-Marcheix), fils d'une institutrice suppléante, Pierre Michon est privé d'un père dès l'âge de deux ans. Il a laissé localement le souvenir d'un garçon gentil et appliqué, interne au lycée Pierre-Bourdan à Guéret pendant sept ans. Il engage ensuite des études de lettres à la faculté de Clermont-Ferrand, tout en s'essayant au travail de comédien dans la troupe des frères Kersaki. Cette image un peu fade s'efface à la lecture des textes postérieurs qui disent les tourments de l'adolescence, le traumatisme de ce qui, en 1968, aurait pu être une révolution, l'errance et toutes les dérives, les flirts avec la déraison, la drogue, l'alcool et la mort. La grandeur de l'œuvre de Michon est précisément de ne pas céder à la facilité d'une autobiographie réduite à un reportage sur le cauchemar d'exister ou aux discours tenus sur le divan du psychanalyste. Soleil noir qui a explosé dans la mélancolie de la mémoire blessée, l'identité se reconstitue tragiquement dans le mythe personnel qu'à partir des années 1980 l'écrivain va substituer à une vie déjà à moitié parcourue.
Les personnages de Pierre Michon ont d'abord été les petites gens qui ont entraîné son existence. Des êtres obscurs au demeurant fort orgueilleux dont lui a parlé sa grand-mère Élise quand il était enfant, ou qu'il a croisés au cours de ses innombrables lectures. Au fur et à mesure que l'œuvre s'est élaborée, on a compris que ces portraits résultaient d'étranges glissements de l'être, de potentialités ignorées de l'écrivain lui-même, où miroite un moment la possibilité d'exister.
Avec le recul et après la mort de sa mère, Michon constate que ces personnages sont un peu sortis de lui et qu'il a dépassé l'étape d'une écriture qu'il juge aujourd'hui trop sentimentale. Si on l'interroge sur les textes de lui qu'il préfère, il élit son essai Corps du roi (2002), mais ne renie pas pour autant Vies minuscules, dont il ne retient aujourd'hui que les trois premières (le socle primitif de l'œuvre) en négligeant volontiers les suivantes, afin de mieux retisser le lien secret avec l'intime douloureux qui fait de ces nouvelles, selon ses propres mots, « un tombeau de la mère ». Au-delà du bonheur « sacrificiel » de l'écriture, du chagrin et de l'exaltation mêlés qu'il y investit, Michon donne à l'écriture littéraire la place de l'absolu. Ses récits traduisent son incapacité à accepter comme naturelle l'idée qu'il serait un écrivain et nourrissent paradoxalement le plaisir pervers et enfantin de s'étonner à la lecture de ses propres chroniques. S'engendrer soi-même et reconnaître comme siens des personnages empruntés à l'histoire ou à la légende, c'est opérer pour cet être sans père le miracle d'une filiation qui permet de s'accepter et d'accéder au salut.[...]
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
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