MICHON PIERRE (1945- )
Un écrivain archiviste
Car la mémoire ne livre pas une réalité qui se regarde de face et que l'illusion réaliste rendrait dans sa vérité. Les biographies de Michon dessinent les déchirures et les plages d'un vide immense où s'épuise l'écriture désespérément attachée à les reconstituer. Ce sont elles qui fondent ce que Jean-Pierre Richard a appelé « une autobiographie oblique et éclatée ». La poétique ici bafoue le cloisonnement des genres, et Dominique Viart a pu parler à son propos d'« essais-fictions » ou de « fictions-critiques ». Dans Vies minuscules, l'histoire de la France du xixe siècle jusqu'à la Grande Guerre n'est pas celle des puissants, des armées ou même celle de la campagne profonde folklorisée. À partir d'une technique proche de celle que Marcel Schwob avait inventée dans ses Vies imaginaires (1896), Michon suit la trace des âmes sans gloire qu'emporte le naufrage du temps, pour rejoindre au-delà de leur mort leurs sourdes passions. La dépossession de soi, l'absence et la perte se disent de biais tout au long de brefs récits qui évoquent l'hagiographie médiévale. Michon assume de façon existentielle la posture du romancier qui fait « vivre » ses personnages. Mais ici ce serait plutôt une seconde tentative qu'il leur offrirait, un nouveau passage qui ne soit pas une mimésis.
Ainsi se trouvent bouleversés les rapports ordinaires entre lecture et écriture. La fausse naïveté qui préside à la reconstitution de l'histoire à partir d'une documentation, comme pourrait le faire le roman historique, devient prétexte à une exploration scripturale de l'imaginaire qui accouche d'une histoire qui aurait pu être la vraie. L'attention portée à la part d'obscurité de chacun, l'effort pour capter ce qui s'est dérobé et a épaissi le mystère deviennent l'essentiel. C'est alors qu'apparaissent les fantômes de Van Gogh (Vie de Joseph Roulin, 1988) ou de peintres célèbres comme Goya, Velázquez, Watteau, Piero della Francesca (Maîtres et serviteurs, 1990), à travers le regard rêvé des gens ordinaires que les hasards historiques ont mis en leur présence. D'où l'importance déterminante des points de vue à partir desquels est construit le récit, puisqu'il s'agit de faits rapportés par un « on » ou par un personnage presque anonyme à l'existence douteuse, et qui revêtent par là même le statut fantomatique de ce qui n'existe que dans son inexistence même. L'invention d'un peintre imaginaire, Martin de Tours, apporte une dimension supplémentaire d'incertitude à cette galerie de personnages. Le facteur Roulin parle de Van Gogh qu'il a rencontré en Arles alors qu'il n'était encore qu'un inconnu ; les domestiques des grands maîtres de la peinture les évoquent en autant de portraits d'une fascinante précision savante, dans la double subjectivité du personnage-narrateur et de Michon lui-même. Il en va de même pour Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991), dont les photographies se mêlent aux lectures de notre auteur pour alourdir l'énigme des rapports que ce « fils de Vitalie Cuif » entretint avec sa mère, avec le romantisme et la littérature tout entière. Balzac, Cingria, Faulkner (son maître absolu qui lui a permis « d'entrer dans la langue à coups de hache ») sont vus à leur tour sous un angle qu'ignorent les histoires de la littérature (Trois Auteurs, 1997). Les sombres récits du Roi du bois et de La Grande Beune (1996), tout comme les Mythologies d'hiver (1997) puisent dans le vieux fonds légendaire de l'Occident chrétien (L'Empereur d'Occident, 1989 ; Abbés, 2002) ou feignent d'emprunter à la veine réaliste. Mais, toujours, « ils brassent l'histoire pour en faire de la littérature », comme on le voit avec[...]
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française
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Média
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