BRUEGEL L'ANCIEN PIETER (1525 env.-1569)
L'un et le multiple
Proverbes, jeux d'enfants, travaux de Babel, Bruegel aime en un seul tableau embrasser l'inépuisable. Il aime les séries, Vices ou Vertus, succession des « mois » : Les Chasseurs dans la neige, La Journée sombre, La Fenaison, La Moisson, La Rentrée des troupeaux. Il est, avec le même bonheur, le peintre des hivers et celui des moissons, celui du Triomphe de la Mort et des plaisirs d'enfance, des plaines et de la mer, des montagnes, des siestes et des naufrages. Et pareillement : le peintre du colossal et de l'infime, montrant en même temps l'énormité de La Tour de Babel et la miniature de ses mille et une besognes. Son art est populaire, franc, évident ; mais non moins savant, allusif, secret : s'il se plaît à déployer, aux yeux de tous, le plus vaste paysage, parfois, presque imperceptible, c'est un détail qui donne, à qui sait lire, la clef de toute la composition.
Ce n'est pas simple goût du multiple et du divers, et désir de la totalité du monde. Cette universalité a pour principe une pure méditation de la vie et de la mort.
D'une part, le cortège de la misère humaine : ce sont les fous des Proverbes, les Mendiants estropiés, les Aveugles de la chair et de l'esprit. Universelle infirmité qui culmine dans le Triomphe de la Mort : l'immense armée macabre peuple toute la terre et s'empare des vifs ; et chacun porte la mort en soi.
Triomphe de la mort à quoi s'oppose le triomphe de la vie, qui est alliance de l'homme et de la terre. Cette alliance se scelle par le Travail, le Repos, la Fête. Le travail essentiel est celui de la terre. La peine qu'il donne, le repos la récompense : repos des terres sous la neige, sommeil heureux et repas des moissonneurs. La fête majeure, et toute contraire à la mort, c'est la Noce, clef de toutes les alliances humaines (Le Repas de noces, La Danse des paysans). Repas de noces dans la grange : au mur, le râteau et les gerbes croisées. Autour de la table, tous sont conviés : jeunes et vieux, fermiers et notables. Dehors, la musique fera danser et tourner les couples. Mais cette mariée, honorée d'une tenture verte, et couronnée, est-ce une paysanne, ou l'image même de la terre et de la vie ?
Les paysans de Bruegel, comme les héros de l'épopée, sont des figures de l'homme. Au-delà de l'évocation des scènes rurales, des travaux et des jours, des labeurs et des fêtes, il s'agit ici, comme pour Hésiode, d'un juste regard sur l'humaine condition. Aussi, du « réalisme » de ces paysanneries à l'évocation explicite de grands mythes – La Chute d'Icare et La Tour de Babel – il y a différence de plan, mais non d'esprit.
Icare et Babel : deux mythes de l'industrie humaine, deux mythes où l'homme tente de s'arracher à sa condition et entreprend d'escalader le ciel ; et la démesure y est punie de la chute ou de la catastrophe, de la mort ou de la dispersion. Leur signification ultime est sans doute mystique : désir ou défi spirituel ; et leur portée est tragique. De l'un, Bruegel fait le signe du désir de savoir, de l'autre celui de la volonté de pouvoir ; et il en récuse le tragique.
Babel, montagne fourmilière, est une image du monde. Destinée à l'écroulement, sans doute : tout doit à la fin mourir. Mais, à l'échelle des hommes, ce temps précaire est une éternité ; et la signification de ces mille travaux minuscules, dans le gréement ou sous la voûte, est que le temps de chaque heure humaine a sa pleine suffisance. Ainsi, le gigantesque de l'univers et l'infime de chaque vie s'accordent-ils pour exclure de la conscience humaine l'idée de la destruction universelle, pourtant inexorable.
Le tragique est également refusé dans La Chute d'Icare. Et sur le mode le plus opposé au tragique : la sérénité[...]
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Écrit par
- Claude-Henri ROCQUET : diplômé d'études supérieures de lettres
Classification
Médias
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