PINOCCHIO. UN LIVRE PARALLÈLE (G. Manganelli)
Le 7 juillet 1881, Carlo Lorenzini, dit Collodi – d'après le nom de la région de Pescia, en Toscane, où était née sa mère – commence la publication de l'Histoire d'une marionnette, dans l'hebdomadaire Il Corriere dei Piccoli. Pendant deux ans et demi, les épisodes paraîtront irrégulièrement, ce qui laisse même craindre une interruption du récit inachevé (l'auteur ayant en effet demandé l'impression du mot « fin » au terme du chapitre xv, après la pendaison du protagoniste). Mais contre toute attente, le personnage du pantin réapparaît finalement dans un volume intitulé Les Aventures de Pinocchio, publié en 1883 par l'éditeur florentin F. Paggi, qui présente la version définitive, et presque dépourvue de corrections, de l'histoire originale, agrémentée des illustrations de E. Mazzanti. Le succès immédiat de ce livre, traduit en anglais dès 1892, donne lieu à d'innombrables reprises, réductions et remaniements, dont la première, due à P. Bernardini sous le titre Pinocchio, est datée de 1923. Le jeune héros se fait alors tour à tour « nouveau Maciste », « Explorateur », « Gentleman », « Pèlerin » et même « Fasciste », à mesure que se constitue une iconographie d'une richesse considérable. À partir de 1940, avec l'adaptation de Walt Disney en film d'animation, la notoriété de la marionnette atteint le public du monde entier... mais qu'en est-il du chef-d'œuvre de Collodi ?
Pas moins de deux guerres mondiales, et nombre d'évolutions décisives dans la culture européenne, auront été nécessaires à la redécouverte du texte, sous son angle littéraire cette fois. Dans une certaine mesure, la célébrité de son personnage paraît en effet avoir nui à l'ouvrage, considéré d'emblée comme mineur et catalogué dans le domaine réservé des « histoires pour enfants ». Pis encore, les enseignants italiens lui ont longtemps préféré le roman presque contemporain de Edmondo De Amicis, Cuore (1886), parce qu'il correspondait davantage à l'horizon idéologique, aux attentes politiques et aux exigences morales de l'Italie monarchique et bourgeoise de cette fin de xixe siècle. Il est vrai que, par comparaison, l'espiègle Pinocchio figure un humble vagabond, totalement étranger – voire parfois malicieusement hostile – aux fastes patriotiques et à la rhétorique des bons sentiments...
Il aura donc fallu attendre vingt ans exactement pour disposer enfin d'une traduction française de Pinocchio. Un livre parallèle de Giorgio Manganelli (trad. P. Di Meo, Christian Bourgois, Paris, 1997). Pourtant celui-ci n'est pas le seul, et encore moins le premier des critiques européens qui aient porté un regard neuf sur le récit de Collodi, dont on saisit mieux, aujourd'hui, l'étonnante modernité. Citons parmi eux P. Hazard, dont l'article de 1914 pour la Revue des Deux Mondes a marqué un tournant déterminant dans l'œuvre de réception, ainsi que P. Pancrazi, qui a su très tôt en reconnaître « l'heureuse intégrité ». Néanmoins, l'essai de Manganelli ne se situe pas véritablement dans la lignée de ces commentateurs. Il s'en écarte en fait par l'originalité de sa démarche, qui repose sur une écoute profondément matérielle du texte. Afin de s'en imprégner, « on imagine que le livre, dont on veut disposer de la structure parallèle, n'est pas d'ores et déjà semblable à un feuillet couvert d'écritures mais plutôt à un cube : désormais, si le livre est cubique et, donc, tridimensionnel, il est susceptible d'être parcouru [...] selon d'autres itinéraires, en mettant à profit de façon différente les manières de relier les mots, les ponctuations, les lacunes et les „alinéas“ ». Cette perception « hautement indiciaire » de l'œuvre s'appuie par conséquent sur un profond respect de sa littéralité. L'analyste en explore ainsi le moindre terme[...]
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Écrit par
- Carina MEYER-BOSCHI : DEA de littérature italienne contemporaine à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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