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TCHAÏKOVSKI PIOTR ILITCH (1840-1893)

Le musicien

Est-il possible de parler d'une « modernité » de Tchaïkovski sans risquer de faire sourire ? On peut aujourd'hui, avec Stravinski, dire que des deux voies de développement de la musique russe, depuis Glinka et Dargomijski, l'une passant par les « Cinq », l'autre par Tchaïkovski, cette dernière est la plus rigoureuse, la plus profitable, la plus riche d'enseignements. Par goût, on peut plus ou moins apprécier le langage du compositeur mais on aurait tort, semble-t-il, de confondre certains excès naturels avec la superficialité ou ce qu'on pourrait appeler le conformisme romantique. Ce qu'il a appelé « Ouvertures-Fantaisies » (Roméo et Juliette, 1869-1870 ; Francesca da Rimini, 1876) se démarquent des Poèmes symphoniques de Liszt. Elles ne sont pas descriptives mais elles sont l'expression de sentiments profondément vécus. Il en est de même des trois dernières symphonies et de la Symphonie en quatre tableaux, Manfred, que l'on baptise trop souvent « à programme ». Si programme il y a, il est psychologique et, dans le cas de Tchaïkovski, on pourrait dire psychanalytique ou freudien. À ce sujet, il n'est pas inutile de souligner la liberté et l'originalité avec lesquelles il assimila les enseignements occidentaux postmendelssohniens afin de les mettre au service d'une musique nationale qui ne s'embarrasserait pas de formes « octroyées ». Il est le premier à reconnaître qu'il lui était impossible de se plier à la « forme » bien qu'il fît ses classes au conservatoire de Saint-Pétersbourg (avec Anton Rubinstein, 1829-1894), puis de Moscou (avec Nicolaï Rubinstein, 1835-1881) avant d'y enseigner lui-même. Sans doute ces formes étaient-elles incompatibles avec sa nature slave et c'est à tort qu'on pensa longtemps voir en Tchaïkovski un otage de la musique occidentale. On aurait tort aussi de voir là une révolte de l'instinct alors que l'attitude du musicien fut fortement délibérée et nationaliste sur le terrain de l' opéra et du ballet.

<it>Casse-Noisette</it>, représenté au Bolchoï, 1970 - crédits : Erich Auerbach/ Hulton Archive/ Getty Images

Casse-Noisette, représenté au Bolchoï, 1970

Dans ces deux domaines, il prit des positions d'une grande audace et d'une logique rigoureuse. Il mit sur le même pied, ou dans le même placard, les « poupées » d'autrefois (les danseuses de la décadence du ballet), les esclaves et les pharaons (Aïda), les grandes machines en carton-pâte et les géants de la Tétralogie. Il fallait du discernement pour voir ce qu'il y avait de nouveau alors dans Sylvia et Carmen et d'utile pour la nouvelle école russe. Grâce à Tchaïkovski on doit à Léo Delibes non seulement les trois grands ballets dont le Russe est l'auteur (Le Lac des cygnes, La Belle au bois dormant, Casse-Noisette), mais l'éclosion des Ballets russes ; à Bizet, La Dame de pique, qui venait après Eugène Onéguine.

Dans ces deux opéras, parmi les plus populaires du répertoire russe, le compositeur se révèle scénariste astucieux, décorateur précis, homme de théâtre accompli. Dans La Dame de pique, il simplifie pour ne s'attacher qu'au personnage central, Hermann, qu'il confronte à une société inaccessible (la Comtesse, Lise, Tomski). D'Eugène Onéguine, il ne retient que la trame dramatique, au demeurant insignifiante, mais il construit pour « ses » personnages un univers sur mesure dont la vérité historique, sociologique et psychologique est admirable de précision. Ses propos ont une résonance moderne : il parle de « chanteurs moyens... bien entraînés... consciencieux... bons acteurs... de mise en scène pas trop somptueuse... un chœur qui ne soit pas un troupeau bêlant mais qui prenne réellement part à l'action... un chef d'orchestre qui ne soit pas une machine... ». Celui qui peut être taxé de prolixité impose et s'impose un dépouillement rare au théâtre lyrique. Celui qui avoue ne pas se plier aux formes s'accommode[...]

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Écrit par

  • : écrivain et musicologue, secrétaire général adjoint de l'Académie Charles-Cros

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Média

<it>Casse-Noisette</it>, représenté au Bolchoï, 1970 - crédits : Erich Auerbach/ Hulton Archive/ Getty Images

Casse-Noisette, représenté au Bolchoï, 1970

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