PLAIN-CHANT
Un problème musicologique
Parler d'une authentique redécouverte du grégorien supposerait que soient résolus nombre de problèmes musicologiques concernant les origines d'une part, les rapports esthétiques entre les styles, les formes et les interprétations d'autre part. Le grand public cultivé ignore trop que les formes du plain-chant sont multiples et que leurs dates de composition s'étendent sur plus d'un millénaire. Elles vont de la cantillation psalmodique au développement mélodique élémentaire jusqu'au bel canto de certains traits, alléluias ou antiennes mélismatiques (cf. offertoire « Ave Maria », ), en passant par les pièces de chants syllabiques et de chants neumatiques peu ornés. Les kyries mélismatiques, très ornés, ont donné naissance à une luxuriante littérature musicale de tropes (les premiers tropes datent de Notker, vers 850). Chants de solistes improvisateurs, s'accompagnant parfois d'instruments à percussion, ou chants de scholae (sauf pour quelques courts passages, ressemblant à des refrains, à la rythmique précise et régulièrement mesurée, que l'on pouvait confier aux fidèles), le grégorien est loin de constituer ce bloc à l'esthétique monolithique que d'aucuns pourraient penser, comme si un seul style de composition commandait à une interprétation obéissant à un seul principe d'exécution. Sans parler des questions d'intonation de gammes non tempérées, ni de la querelle rythmique, que de différences entre un gloria ambrosien syllabique qui égrène sur quelques notes, à l'intérieur d'un intervalle de faible ambitus, une mélodie tout entière au service des paroles, un kyrie mélismatique très lyrique et une page de Du Mont à l'esprit triomphal et affirmatif (Messe royale, Messe du sixième ton), toutes pièces appartenant canoniquement au corpus grégorien ! Et encore, entre un hymne ou une séquence aux battements précis et le récitatif des lectures du diacre et du prêtre ! Les chanteurs professionnels du plain-chant, au viie siècle, où les rencontrait-on sinon dans les monastères ? Et à quelle époque l'ensemble des paroisses de la chrétienté ont-elles chanté du grégorien, et, si elles l'ont fait, quel grégorien chantaient-elles ? « La plus grande faiblesse de toutes les théories élaborées consiste à vouloir appliquer un principe d'interprétation unique à un répertoire extrêmement divers » (J. Gélineau).
D'un autre point de vue, il faut rappeler que le grégorien ne s'est répandu dans les monastères carolingiens que par la volonté de romanisation de Pépin le Bref et surtout de Charlemagne. « L'organisation liturgique prenait rang d'une affaire d'État, de la plus importante des affaires d'État [...] L'unification musicale entreprise par saint Grégoire dans un but de solidarité spirituelle devenait sous l'impulsion de l'empereur un problème politique capital, car il y allait de l'unité morale d'un empire disparate qu'il fallait à tout prix agglomérer sous le signe de la catholicité » (J. Chailley). Ce but politique est au point de départ d'un vaste courant à la fois intellectuel et esthétique, qui parcourt tout le Moyen Âge. Les programmes scolaires des écoles monastiques et épiscopales, les seules de l'époque, comprenaient cinq matières d'enseignement, dont les trois premières concernaient la musique : les psaumes, le solfège, le chant, le calcul, la grammaire (cf. le quadrivium, quelques siècles plus tard). Mais on peut avancer que le peuple chrétien, ignorant le latin, n'a jamais chanté le corpus grégorien des spécialistes. Cela n'a-t-il donc pas été une erreur que d'avoir voulu le lui « imposer », à la fin du xixe siècle et au début du xxe, en prétextant une noble origine « antique » ? Dans le domaine[...]
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Écrit par
- Jean JEANNETEAU : vice-recteur honoraire de l'université catholique de l'Ouest, directeur du Centre de recherche de musique médiévale et de rythmographie
- Pierre-Paul LACAS : psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne, musicologue, président de l'Association française de défense de l'orgue ancien
Classification
Médias
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