PLAISIR
Plaisirs et style de comportement
Freud a sans doute introduit cette approche quand, plus ou moins systématiquement, il a décrit certains plaisirs, et surtout ces plaisirs élémentaires qu'il appelle plaisirs d'organe (Organlust). Un cas exemplaire en est fourni par la succion du pouce.
Ce qui caractérise un comportement de ce genre, c'est d'abord qu'il est suffisant ; il ne renvoie, du moins directement, à aucune effectuation extérieure à lui-même. Il est récurrent et insistant, suggérant un schéma d'aller-retour, avec un temps d'annulation. Bien plus, cet aller-retour prend la forme d'un circuit dont le sujet est à la fois le principe et le terme – mouvant et mû, sentant et senti. Et, entre ces termes, chacun étant actif et passif, existe une union physique étroite : celle du tenon et de la mortaise. Cette distance spatiale jointe à cette distance temporelle propose assez de différence pour qu'il y ait désir, assez de proximité pour que ce désir soit satisfait, satisfaction impliquant désir, désir impliquant satisfaction, selon l'ambiguïté du Lust allemand.
Mais le rapport tenon-mortaise n'est pas seulement une union physique ; c'est aussi la médiation minimale qui se puisse imaginer et représenter, la matrice de toute « copule » imaginaire et sémiologique, donc le foyer de l'imaginaire et du sémiologique. Il est ainsi loisible au circuit envisagé d'être l'exercice de la continuité entre le corps, l'environnement, l'imaginaire et le sémiologique en général. Et, comme ces quatre ordres sont hétérogènes, pareil ajustement ne peut avoir lieu que par le rythme. Assurément, tous les plaisirs ne coadaptent pas à ce point le mouvant et le mû, le sentant et le senti ; et ils ne se tiennent pas tous aussi près de la matrice de l'imaginaire et du sémiologique. Mais ils s'arrangent pour participer tous plus ou moins de cette rythmisation et de cette circulation dont la succion du pouce, préfiguration de la conjonction sexuelle, est un exemple si pur et si archaïque (souvent prénatal) que l'on devrait parler d'un stade du pouce comme Jacques Lacan a parlé d'un stade du miroir. Et si la conjonction sexuelle est le plaisir par excellence, et en même temps l'au-delà des plaisirs, c'est que le circuit des quatre ordres s'y accomplit non seulement au niveau de la pulsion de vie, mais aussi de la pulsion de mort.
On voit quelle serait la fonction des plaisirs ainsi conçus dans l'économie du psychisme. L'être humain est constitutionnellement à distance de soi, discontinu, n'arrivant à délimiter son environnement et son corps même qu'à partir de l'imaginaire et du sémiologique. Alors, de même que toute la vie de relation est l'exercice de la distance médiatrice dans le travail et la culture, le plaisir serait au contraire l'exercice de l'ajustement rythmique, sauvant l'immédiation ou la continuité de ces plans inconciliables. Plaisir et travail seraient les deux moments extrêmes de l'existence de l'organisme humain, le jeu fournissant un troisième terme, intermédiaire.
La norme des plaisirs s'inscrirait dans la même perspective, la fonction du plaisir se réalisant quand le travail est tel qu'il empêche les plaisirs de s'empâter dans leur récurrence, et que les plaisirs sont tels qu'ils gardent le travail de provoquer la dislocation du sujet. D'autre part, les plaisirs « normaux » seraient ceux dont le circuit rythmique est assez complet pour réaliser l'ajustement des quatre ordres envisagés, tandis que dans les plaisirs pathologiques le circuit, par régression ou par perversion, passerait en deçà d'un des termes à synchroniser.
Et cela permet de dessiner une ontogenèse des plaisirs. L'enfant ayant à se situer à partir de l'imaginaire et du symbolique[...]
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Écrit par
- Henri VAN LIER : docteur en philosophie, professeur à l'Institut des arts de diffusion, Bruxelles
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