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PLATONOV (A. Tchekhov)

En 1880, Tchekhov a vingt ans, il se lance dans l'écriture d'une pièce de théâtre où il imagine pouvoir tout déverser de ce qui bouillonne en lui d'idées, de désirs, d'inquiétudes, d'espoirs. Son foisonnement et sa durée – six heures au moins – sont tels qu'elle est jugée injouable, et refusée. Tchekhov la remanie encore et encore, en vain. L'épais manuscrit sans titre qu'on découvre dix ans après sa mort est celui d'une pièce inachevée, que Tchekhov, sans la renier, a mise de côté, pour se consacrer en 1887 à Ivanov, joué aussitôt.

Toutes les versions qui ont été données de cette œuvre-matrice sont différentes, tant par l'angle d'attaque que par la durée, ou le nombre de personnages retenu. À chacun son Platonov. Éric Lacascade est le douzième en France à nous présenter le sien, les siens plutôt – la version d'Avignon et celle de la tournée qui a suivi présentant des différences sensibles. Traducteur-adaptateur et metteur en scène, Lacascade est pour beaucoup aussi, peut-on penser, dans la scénographie de Philippe Marioge, dont on a pu mesurer l'importance lorsque le spectacle fut donné dans la cour d'honneur du palais des Papes.

Lacascade déclare qu'il ne s'agit pas de spectacles différents, « mais de scénographies différentes avec les mêmes intentions de jeu présentées par les mêmes interprètes ». Celle de la représentation avignonnaise est inventive, inattendue, elle compte beaucoup dans le déroulement de la pièce. Lacascade s'est emparé du mur de la cour d'honneur et en a fait la façade de la demeure d'Anna Petrovna qui y donne une fête, rassemblant le ban et l'arrière-ban du voisinage. Derrière les fenêtres illuminées, les invités passent, forment des groupes, se parlent. Ce fond de scène est animé, vivant, tout comme le vaste plateau où se déploient les quatorze acteurs de la troupe avec laquelle Lacascade travaille depuis une dizaine d'années. Son homogénéité fait que l'intérêt ne se limite pas à Platonov (Christophe Grégoire) et à Anna Petrovna (Murielle Colvez), les deux grands rôles. Il n'en est pas qui ne soient remarquablement tenus.

En salle (le spectacle, à l'automne de 2002, a notamment été donné au théâtre des Gémeaux, à Sceaux), on ne saurait retrouver l'atmosphère d'une représentation nocturne, sous le ciel provençal. Lacascade et Marioge ne montrent cette fois en fond de scène qu'une longue estrade basse sur laquelle trois grandes tables attendent les invités, qui s'installent dos au public. Après la fête et le magnifique feu d'artifice, le reste de la nuit se passe chez Platonov : nous voici devant un vaste rectangle blanc au sol, posé en oblique, délimité par des alignements de verres et de bouteilles vides déjà ou pleines encore. Reprise d'Avignon, cette scène est admirablement rythmée et très forte. Platonov et Anna s'y enivrent dans une gaieté factice masquant leur désespérance. Le spectacle avignonnais durait cinq heures. Ramené à quatre heures, il accorde moins d'importance à la vaste fresque d'une société, mais donne plus de relief à certains personnages, en particulier Anna Petrovna, femme libre éprise de Platonov, qui l'aime lui aussi ; mais, connaissant ses faiblesses, il ne veut pas faire son malheur.

Nous sommes dans un district perdu du sud de la Russie, où l'on vit replié sur soi. Il ne se passe rien, et on s'ennuie ferme. De grands changements se sont opérés dans les rapports de classe. La noblesse y est en déshérence. Les pères, à force d'alcool, de jeu, d'insouciance, ont vendu leur domaine ou l'ont transmis hypothéqué. Platonov, fils frustré, n'est plus qu'un simple maître d'école. Anna Petrovna, jeune veuve d'un général, a hérité, elle, de dettes qui vont s'accroissant. Elle n'évitera pas la saisie. Pourtant,[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, critique dramatique de Regards et des revues Europe, Théâtre/Public, auteur d'essais sur le théâtre

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