PLOTIN (205-270)
La purification
La philosophie de Plotin peut se lire en deux sens : à partir du principe originaire et proprement indicible pour passer à la dualité du pensant et du pensé, puis à l'éparpillement psychique dans le temps et dans l'espace ; mais, à suivre ainsi l'ordre logique d'une « procession » (qui n'est qu'en apparence histoire et genèse), on laisse échapper la méthode plotinienne comme purification et ascension. En fait, ce dernier mouvement et le précédent sont connexes. Dès le départ, Plotin pose à la fois la hiérarchie des hypostases, l'existence éternelle d'un monde à demi illusoire et l'aspiration des âmes séparées à l'unité perdue et néanmoins toujours présente au plus profond d'elles-mêmes.
La chute platonicienne, la « perte des ailes » (Phèdre, 248 c), est moins ici le mythe d'une faute originelle que la métaphore d'une expérience vécue. Le nouvel essor de Psyché, ses retrouvailles célestes ne sont pas le fruit d'une grâce liée à une foi et n'exigent aucun sacrifice rédempteur. Si l'image gnostique de l'or enfoui sous la boue est reprise pour indiquer ce qui reste de toujours divin dans la plus haute portion des âmes dispersées, la délivrance de ceux que le dualisme appelle les « pneumatiques » (ou spirituels) n'implique aucun rejet définitif d'une race maudite, les « hyliques » (ou matériels), l'heureuse issue d'un simple triage entre les fils de la Lumière et ceux de la Ténèbre. Loin de succomber à l'attrait de certains « mystères » orientaux, Plotin conserve de la grande tradition hellénique l'idée d'un cosmos unique, réellement intelligible et, en son fond, harmonieux. Même le corps, « dernière trace des choses de là-haut dans la plus infime de celles d'ici-bas » (Enn., III, iv, 1), doit être maîtrisé plutôt que méprisé, car, en lui, l'âme s'est en quelque sorte formé une matière à son image. Si la métensomatose (migration des âmes de corps en corps) n'est pas un pur symbole, elle indique surtout que l'âme qui vit au niveau de la bête ou de la plante ne mérite qu'un « instrument » animal ou végétal. Du sien, qui ne peut être que de meilleur aloi, le sage use prudemment, comme d'une lyre d'abord nécessaire à son chant terrestre (I, iv, 16) et qu'il abandonnera pour de plus hautes tâches.
Dans cette purification progressive, qui ressemble au travail du sculpteur arrachant les parcelles de marbre superflues sous lesquelles apparaît la vraie forme, le rôle de la dialectique intellectuelle l'emporte sur le simple élan affectif. Platon parlait des âmes « alourdies » par leur inattention au Bien, par la dysharmonie de leurs désirs, et qui, à des degrés divers, conservent quelque mémoire pourtant de leur première vision. Plotin souligne que les moins pesantes s'incarnent « dans la semence d'un philosophe ». Certes, celles qui suivent les Muses, et dans la beauté cherchent l'amour, cheminent aussi avec quelque légèreté ; les étapes propédeutiques du « musicien » et de l'« érotique » gardent ici leur place et leur valeur, à condition pourtant de se dépasser dans un processus rationnel, qui seul permet la remontée (« anagogie ») sur les deux voies indissociables de la connaissance et de la vertu(I, ii, 3).
Le traité Du Beau, d'après Porphyre le plus ancien de la collection, contient une intéressante discussion des thèses pythagoriciennes sur l' harmonie. Toute relation renvoie à une pluralité de termes ; mais, s'il est vrai que la symétrie « produit une beauté sensible au regard », la vraie beauté est celle du « simple » (celle du Soleil ou de l'or). Au-delà de la « sympathie » stoïcienne, liée à un souffle immanent qui traverse et anime toutes choses, Plotin pense retrouver dans l'expérience [...]
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Écrit par
- Maurice de GANDILLAC : professeur émérite à l'université de Paris-I
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