POÈME EN PROSE
La frontière qui sépare la poésie de la prose n'est guère indiscutable qu'aux yeux de ceux qui réduisent la poésie à la seule versification. Pourtant, cette frontière — son tracé ou bien son existence même — n'a jamais cessé d'être contestée de toutes parts, à toutes les époques. Le poème en prose, depuis le romantisme, est un des lieux privilégiés de cette contestation.
Auparavant, il faut se souvenir que la poésie ne s'était pas interdite les territoires de la narration (bien des romans médiévaux étaient en vers), tandis qu'inversement, la « prose poétique ou cadencée » était pratiquée en toute conscience, dès le xve siècle à tout le moins. Au moment où Boileau, à son tour, parle de « ces poèmes en prose que nous appelons romans », les Modernes de la fameuse querelle cherchent la poésie hors des eaux de la versification et de la rime (attitude qu'on retrouve périodiquement dans l'histoire avec Nodier, Eluard...). Fénelon, de son côté, rédige — en prose — la suite du chant IV de l'Odyssée, son Télémaque, et Houdar de la Motte traduit — en prose — des scènes de Racine, afin de démontrer ce qu'elles y gagnent ! Bientôt, Rousseau et Chateaubriand ne craindront pas de faire chanter la prose, la tenant pour parfaitement accueillante à leurs intentions lyriques.
Avant que n'apparaissent les grands versificateurs (et poètes !) du premier romantisme, on se tourne volontiers, devant la décadence du vers classique, vers les formes qui paraissent s'en émanciper. C'est ainsi que les traductions ou pseudo-traductions (psaumes bibliques, Ossian, chansons populaires, les Chansons Madécasses de Parny...) vont directement nourrir, d'une part le vers libre qui mettra quelque temps encore à s'affirmer, d'autre part le poème en prose qu'Aloysius Bertrand est tout prêt d'inventer. En fait, ils sont plusieurs, au même moment, à pratiquer cette forme telle que nous la connaissons depuis, faite de proses courtes et closes sur elles-mêmes (leur dimension est analogue à celle du poème en vers), sans intention narrative ou descriptive. Ainsi pour Alphonse Rabbe, Maurice de Guérin, Aloysius Bertrand, donc, que Baudelaire salue ainsi, dans sa Dédicace du Spleen de Paris : « C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand [...] que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne [...]. » « Moderne », dit Baudelaire : la poésie qui doit s'enraciner dans la « fréquentation des villes énormes » a besoin d'une nouvelle aisance qui, mieux que la rigueur quasi mathématique du sonnet, soit « assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience », une forme à travers laquelle il soit possible de donner le maximum de relief aux plus forts contrastes.
Avec plus de radicalisme encore, Rimbaud ne pensera pas différemment lorsqu'il balaiera la « vieillerie poétique ». Le vers de tradition — fût-il assoupli par un Verlaine ou secoué par Rimbaud lui-même — est accusé, sans retour, de pactiser avec l'ordre et la beauté, quand il s'agit désormais de voyance et de vérité, de désordre et de dislocation. Si Rimbaud, à propos d'Une saison en enfer et des Illuminations ne parle pas clairement de poème en prose, il épouse la raison d'être du genre et en exacerbe les principes. Quant à Mallarmé, dans son souci constant de changer la syntaxe, il expérimente parallèlement et la prose et le vers, jusqu'à l'accomplissement d'Un coup de dés[...]
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Écrit par
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