POÉSIE ET VÉRITÉ, Johann Wolfgang von Goethe Fiche de lecture
Une expression « héroïque » de l'autobiographie
Dans les pages consacrées au séjour que fit Goethe à Wetzlar en 1772, comme juriste stagiaire à la Chambre d'Empire, toutes les dimensions de Poésie et vérité se déploient : l'analyse historique du déclin du Saint Empire à travers le tableau saisissant de la décrépitude d'une de ses institutions centrales ; le récit haut en couleur des rencontres faites à Wetzlar (l'amour sans espoir pour Charlotte Buff, le suicide de Karl Wilhelm Jerusalem) et de leur transposition dans Les Souffrances du jeune Werther ; les réflexions à la fois anthropologiques et morales sur le suicide comme fait de société ; l'évaluation autocritique de cette œuvre de jeunesse, dont le succès fut immense, mais fondé sur un troublant malentendu. « Alors que je me sentais allégé et éclairé, pour avoir transformé la réalité en poésie, mes amis se trompèrent en croyant qu'il fallait transformer la poésie en réalité, revivre ce roman et, au besoin, se brûler la cervelle » (livre XIII). En somme, Poésie et vérité est à la fois une autobiographie et l'histoire d'un quart de siècle ; une réflexion sur les relations entre le destin d'un individu et le devenir d'une société ; une méditation sur la construction de l'identité personnelle par le récit et sur la vérité supérieure de la fiction.
Dans Le Crépuscule des idoles, Nietzsche a rendu un vibrant hommage à cet extraordinaire accomplissement que représente chez Goethe l'unité indissociable de la vie et de l'écriture, de l'existence et de la biographie, de la poésie et de la vérité. Cette unité ne fut pas seulement esthétique, mais aussi morale : car le Goethe réel et le Goethe « héros » de l'autobiographie se confondent. L'écrivain, ici, peut se passer du « pacte autobiographique » (formule de Philippe Lejeune inspirée par le modèle rousseauiste) : pourquoi jurerait-il de ne dire que la vérité, puisque sa personne et son personnage ne font qu'un, et puisqu'il affirme l'identité entre la durée subjective et le temps historique ? « Il se disciplina pour atteindre à l'être intégral ; il se fit lui-même. [...] Il disait oui à tout ce qui avait sur ce point une parenté avec lui – il n'y eut dans sa vie de plus grand événement que cet ens realissimum nommé Napoléon. Goethe conçut un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de lui-même, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour cette liberté » (F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 1888).
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Écrit par
- Jacques LE RIDER : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
Classification
Média