SCALDIQUE POÉSIE
Les formes
La qualité de la poésie scaldique est avant tout due à la forme dont on ne peut donner ici qu'un rapide aperçu. Comme la poésie eddique, mais de façon plus rigoureuse, elle refuse d'abord le mot propre, lui substituant soit une sorte de synonyme ou heiti (mais cette pratique ne concerne que les substantifs, jamais les adjectifs ou les verbes), soit une périphrase ou métaphore à plusieurs termes, la kenning, l'intelligence de chacun de ces procédés nécessitant une science mythologique très sûre. En second lieu, le vieux norrois étant une langue fortement infléchie, une entière liberté est laissée dans l'agencement des mots, au mépris de la syntaxe. De la sorte, on peut varier à l'infini les mètres et les combinaisons (le Háttatal, Dénombrement des mètres, de Snorri Sturluson, 1222, en recense une centaine) et satisfaire aux règles tyranniques de la versification. Celle-ci repose avant tout sur les principes germaniques de l'allitération et de l'accentuation. Prenons comme exemple le plus célèbre des mètres, le dróttkvaett (ou mètre de la drótt) : chaque vers est composé de six syllabes portant trois accents forts et est toujours terminé par un trochée (dans lequel la syllabe longue peut toutefois être remplacée par deux brèves). Deux vers sont liés par une allitération consonantique ou vocalique à trois temps, les deux premiers dans le premier vers, le troisième sur le premier accent du second vers. En outre, le vers initial doit comporter une assonance interne ou un retour de graphie, et le second, une rime interne complète. Deux lignes allitérées de la sorte constituent ainsi quatre vers ou un helmingr, deux helmingar, une strophe ou vísa. Pour reprendre un exemple cité par P. Hallberg, le scalde Hofgard–a-Refr écrit :
Opt kom jard–ar leiptra
es Baldr hniginn skald
hollr at helgu fulli
Hrafnásar mér stafna.
On discerne dans ce helmingr : une allitération vocalique (toutes les voyelles allitèrent entre elles) en o, a dans les deux premiers vers (opt, jardar, Baldr), une allitération consonantique en h dans les deux suivants (hollr, helgu, Hrafnásar) ; un retour de graphies dans les vers 1 et 3 (pt et ll) ; une rime interne dans les vers 2 et 4 (-aldet -afna-) ; des terminaisons vocaliques (-i, -a) qui tiennent lieu de rimes au sens que la versification française donne à ce mot. Si l'on restitue l'ordre syntaxique naturel, on obtient : Opt kom mér at helgu fulli Hrafnásar ; stafna jard–ar leiptra Baldr es hniginn skaldi (qui permet de prendre la mesure du bouleversement extraordinaire qu'ont subi les deux phases) où hollr est un heiti pour « père » (= bon, sage), et skaldr pour le poète lui-même qui écrit ; helgu fulli Hrafnásar (la coupe sacrée du dieu aux corbeaux = Odin) est une kenning pour « art scaldique », et stafna jard–ar leiptra Baldr (le Baldr de l'éclair du sol des étraves, soit : le Baldr de l'éclair de la mer, d'où : le Baldr de l'or, et donc : l'homme, ici, mon père), une autre pour « homme ». Le sens sera : « Souvent, mon père m'enseigna l'art des scaldes ; la mort me l'a à présent ravi. » On peut varier et raffiner encore, modifier le nombre des syllabes, ajouter de vraies rimes (hrynhent qui peut s'être inspiré en outre des hymnes latines), répéter le dernier vers (galdralag ou mètre des incantations), etc. Enfin, il existe plusieurs types d'organisation globale de ces strophes, les plus connus étant la drápa caractérisée par la présence d'un refrain (stef) et le flokkr, sans refrain et plus court.
Dernier trait original : la subjectivité règne dans la poésie scaldique, alors que les Eddas et les sagas sont anonymes et impersonnelles. Ce sont des œuvres fortement individualisées où l'auteur dévoile son nom, expose ses sentiments et[...]
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Écrit par
- Régis BOYER : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
Autres références
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EDDAS
- Écrit par Régis BOYER
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EDDAS (anonyme) - Fiche de lecture
- Écrit par Régis BOYER
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EGILL SKALLAGRÍMSSON (910 env.-990)
- Écrit par Encyclopædia Universalis
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Poète islandais né vers 910 à Borg, mort en 990 à Mosfell.
Egill Skallagrímsson est l'un des plus grands scaldes (poètes) islandais. Sa vie mouvementée et son œuvre poétique sont rapportées dans La Saga d'Egill, fils de Grímr le Chauve (vers 1220), attribuée à Snorri Sturluson...
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ISLANDE
- Écrit par Régis BOYER , Maurice CARREZ , Encyclopædia Universalis , Édouard KAMINSKI , Lucien MUSSET et Claude NORDMANN
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