MÉTAPHYSIQUES POÈTES
Donne et sa « lignée »
Ainsi la poésie de Donne nous jette avec une brusquerie dramatique dans un monde caractérisé par la perception dynamique du présent, la tendance à ramasser la durée dans l'instant, l'intuition concrète de l'éternité dans le temps, la projection des objets en premier plan dans un espace circonscrit. Et de même que ce poète acharné à se connaître est demeuré pour lui-même une énigme, de même l'univers de sa poésie, comparé au cosmos ordonné de Milton, laisse-t-il l'impression d'un monde obscur, sillonné d'éclairs, un monde que traverse la fulguration du conceit ouvrant chaque fois une perspective saisissante mais ne faisant apparaître qu'une correspondance momentanée, l'éclat d'une vérité isolée dans l'ombre de l'universelle incertitude.
Donne l'aventurier avait exploré tous les registres, du profane au sacré. Herbert (1593-1633), pasteur de Bemerton, se cantonne en une province et bâtit son Temple de pieuses méditations. Il nous rend le monde des certitudes familières. Carrière, caractère, esprit, tout le sépare du doyen de Saint-Paul. Et son univers, à n'en regarder que les dehors, paraît simple et rustique. Pourtant, il n'est pas de poète qui soit plus proche de Donne par les structures de l'imagination. Sa poésie est aussi poésie de présence. Si le surgissement a moins de soudaineté, c'est que le sentiment de la durée antérieure s'introduit au cœur même du présent. Donne peint les départs et les naissances ; Herbert, les retours et les renaissances. Mais l'instant garde son privilège et tout se recueille dans un présent dont la profondeur est l'éternité même : une éternité sensible au cœur. Ce poète, à sa manière, s'applique encore à circonscrire, à contracter l'espace, qu'il compartimente en tiroirs toujours ajustés, en coffrets toujours pleins : monde étroit où l'âme écartelée entre ciel et terre (The Temper) cherche refuge contre la terreur des distances et néanmoins découvre qu'elle porte en elle le Dieu augustinien interior intimo meo.
Tout est solide dans l'univers de Donne et de Herbert ; rien ne l'est dans celui de Crashaw (1612-1649) qui prétend n'ajouter au « temple » que d'humbles « marches » (Steps to the Temple, recueil suivi de Carmen Deo nostro). L'eau, l'air, le feu sont ses éléments. Non pas l'eau lustrale, recherchée par Marvell et par Vaughan, mais, signe d'une secrète envie, le flux de lait, de larmes ou de sang qui s'échappe du sein maternel, des yeux noyés et de la chair blessée. Ce monde liquide n'emprunte au feu que son éclat, à l'air sa légèreté ; le métal, comme la neige, y est toujours en fonte. La substance même des choses est incertaine en ce monde précaire où règne la transsubstantiation, où tout tremble au bord de la métaphore ou de l'évanouissement. En un tel univers, le temps même est à la fois surgissement perpétuel et perpétuelle annonce de son abolition ; l'élan accéléré d'une mélodie ou d'une sensation vers leur apogée, qui est leur expiration ; une même précipitation de la musique vers le silence, de la jouissance vers la mort.
Si l'on ajoute que l'inspiration de Crashaw est liturgique et que la liturgie est catholique, il est évident qu'il est par excellence le poète baroque anglais, isolé par ces traits mêmes dans la lignée de Donne. Mais son imagination portait en elle ce baroquisme avant qu'il eût quitté l'Église d'Angleterre pour l'Église de Rome.
Baroque, Marvell l'est aussi à la manière de Crashaw sur le thème des yeux et des larmes (« Eyes and Tears »), à la manière de Saint-Amant dans ses œuvres de veine pastorale. Mais il a ses moments métaphysiques, et le chatoiement de son monde translucide[...]
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Écrit par
- Robert ELLRODT : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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Média
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