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MÉTAPHYSIQUES POÈTES

Affinités et dissemblances

Affinités et dissemblances se révèlent à travers d'autres formes d'imagination et de pensée. Ainsi chez Donne et chez Herbert, le sens vivant des « doubles natures », de la conjonction nécessaire entre l'âme et le corps, le surnaturel et la nature, le divin et l'humain, oriente l'imagination poétique vers le paradoxe de l'Incarnation, favorise l'interpénétration de l'abstrait et du concret dans le style. Mais à travers les nuances mêmes de l'expression se discerne chez Crashaw et, d'une autre façon, chez Vaughan, une confusion du sensible et du spirituel, tandis que s'affirme diversement chez Marvell et chez Traherne la séparation ou la secrète identité de la sensation et de l'idée. Du point de vue de l'histoire de la pensée, ces poètes devraient se répartir entre les divers courants philosophiques et religieux qui traversent leur époque. L'unité ne se découvre pas même en leur commune attention à la vie intérieure, qui, aux yeux de certains critiques, justifierait le titre de poésie psychologique plutôt que métaphysique. On sait comment l'égocentrisme chez Donne s'élève à la conscience de soi, provoque l'analyse psychologique, conduit à l'ironie envers soi et à l'ambiguïté ; comment le désir exaspéré de se connaître ou de se rejoindre dicte l'attitude même du poète envers l'amour, envers la mort, envers Dieu. Un mode de conscience analogue se dessine chez Herbert. Que Crashaw, tout à l'opposé, ne cherche qu'à s'oublier et se perdre dans la contemplation extatique ne saurait surprendre. Mais la conscience de soi chez Vaughan n'est qu'un diffus sentiment de soi qui se projette sur la nature dans un mouvement de sympathie animiste. Fugitive chez Marvell, constante chez Traherne, s'affirme une « conscience de conscience » qui se désintéresse des passions de l'âme et des mouvements du cœur pour devenir contemplation pure de la pensée ou analyse intellectuelle des opérations de l'esprit. Elle trouve son expression purement philosophique dans les œuvres en prose du frère de George Herbert, Edward lord Herbert of Cherbury (1583-1648), penseur rationaliste et poète à ses heures.

La méditation introspective de Traherne est poésie métaphysique au sens plein, mais elle reste communication d'une expérience vécue. L'originalité même de la poésie métaphysique anglaise est de n'être jamais exposé philosophique à la manière du De natura rerum ou de certains passages de La Divine Comédie. Le plus souvent elle n'est pas métaphysique en substance et par les idées exprimées, mais elle l'est par le mouvement même de la « pensée pensante » qui se porte toujours vers un horizon métaphysique. À travers une dialectique du particulier et de l'universel, le sentiment individuel, en sa singularité concrète, se projette sur fond de monde, un monde encore suspendu à un principe métaphysique.

Cette présentation critique de la poésie métaphysique devrait se compléter d'une étude historique qu'on ne peut même esquisser ici. Les contemporains eurent conscience du phénomène littéraire sous le nom de strong lines, vers denses, difficiles, sacrifiant les harmonies faciles à la plénitude du sens et à la vigueur de l'expression. À l'origine du nouveau style lyrique inauguré par Donne, il faut citer le déclin des conventions romanesques, le réalisme satirique et une veine d'expression masculine (manly), la recherche de la dissonance, le goût de l'obscurité ou de la difficulté, la vogue du paradoxe et de l'épigramme, la passion de la dialectique, le triomphe du style « sénéquéen », dont l'artifice est recherche du naturel et de l'imprévisible. Mais cette poésie doit son inspiration profonde et sa résonance moderne à une vision du monde et[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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Média

John Donne - crédits : Courtesy of the National Portrait Gallery, London

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