POLITIQUE La science politique
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Définition et méthodes
Choix d'une définition et d'une dénomination
Ayant déterminé son objet et sa nature, il est possible de proposer une définition de la science politique. On dira qu'elle est la connaissance descriptive, explicative et prospective des phénomènes concernant l'État et les sociétés de même ordre qui le précèdent, le remplacent, l'accompagnent ou le dépassent.
Opposée à la conception analytique des sciences politiques spécialisées, cette conception synthétique invite à rechercher, pour la science politique, une dénomination concise qui ne porte pas le poids des confusions du passé et qui évoque ainsi l'existence ou au moins la recherche d'un système d'ensemble logique et articulé.
Par ailleurs, besoin est encore de choisir un terme pour désigner les hommes de science qui s'adonnent à l'étude de la politique. On ne saurait les appeler « politiques », et moins encore « politiciens », ces vocables visant les hommes d'action engagés dans la vie publique à ses divers échelons. Plusieurs vocables ont été proposés ou suggérés. Pour la science elle-même, on a avancé « statistique », « cybernétique », « statologie », « politicologie » ; pour les adeptes de la science, on a retenu « politicologues », « politistes » ou même le terme anglais political scientists. Toutes ces appellations sont, à divers titres, récusables. Par contre, échappent à la plupart des griefs les vocables « politologie » et « politologues » apparus quasi simultanément il y a une quinzaine d'années en Allemagne et en France. Déjà utilisé en 1948 par Eugen Fischer Baling, le terme « politologie » a été lancé en 1954 par le professeur Gert von Einern (dans le premier numéro de la Zeitschrift für Politik). En France, la même année, un critique littéraire, André Thérive, interpellé par Julien Freund, avait lui-même « mis politologue sur les fonts baptismaux » (Carrefour, 11 août 1954).
Certaines objections ont été faites aux deux termes, dont la moins piquante n'est pas que ces vocables, correctement formés de deux racines grecques (ce qui n'est pas le cas de « sociologue » et de « sociologie »), aient été étourdiment traités de « barbares ». Mais les résistances vont en s'affaiblissant et leur emploi n'a cessé de s'étendre. En Allemagne, il est officialisé par le grade de Diplom-Politologe et par l'existence de chaires magistrales (Lehrstühle der Politologie). Dans le reste de l'Europe, et même dans d'autres parties du monde, les vocables jumeaux « politologie » et « politologue » ont reçu, de plus en plus, la consécration de l'usage. D'ores et déjà, ils sont retenus par le dictionnaire Robert, qui fait autorité en la matière.
Les différentes méthodes
Une telle définition de la science politique éclaire le choix d'une méthode. La correspondance est profonde entre les deux conceptions Elles agissent et réagissent l'une sur l'autre. La méthode, a-t-on pu dire, fait la science, et la science, en se faisant, découvre sa propre méthode.
Pas plus que les conceptions de la science politique, les diverses méthodes ne peuvent se localiser parfaitement dans le temps, ni s'inscrire dans un ordre rigoureux de succession. Toutefois, il y a des dominantes très nettes. À l'époque classique, les travaux de science politique traduisent essentiellement la personnalité de leurs auteurs et leurs préoccupations intellectuelles ou pratiques. Depuis la fin du xixe siècle, la sociologie tend à imposer une méthode rigoureuse, dans laquelle l'observation objective correspond à la démarche suivie dans les sciences de la nature. Aujourd'hui, on recherche une rigueur plus grande encore en recourant aux mathématiques, l'idée étant que celles-ci sont plus scientifiques car elles laissent le moins de place possible à l'appréciation personnelle du politologue.
On peut ainsi distinguer, parmi les méthodes de la science politique pratiquées aujourd'hui, les méthodes subjectives, les méthodes sociologiques et les méthodes mathématiques.
Méthodes subjectives
Les grands écrivains politiques du passé ont pratiqué l'observation et fait souvent preuve d'une vaste érudition. Ils ont aussi développé de larges vues prospectives, mais ils se sont rarement préoccupés de donner à leur exposé un caractère rigoureux et raisonné qu'aurait, au surplus, souvent condamné leur esthétique du discours. Leur méthode, si méthode il y a, peut être qualifiée de subjective en tant que sa valeur tient aux qualités personnelles de celui qui en use et non pas à sa soumission à des règles scrupuleusement suivies.
Les politologues classiques sont des moralistes et des historiens. Naturellement, ces derniers sont enclins à suivre, dans leurs investigations, les procédés qui sont ceux de la critique et de l'exposé historiques, mais, dans l'ensemble, à la différence du comportement de certains auteurs étrangers, l'école française, notamment l'école libérale, n'a aucun souci d'ordre méthodologique. Ses représentants se recommandent du « bon sens », du « sens commun ». François Guizot dit : « L'essentiel est de voir les choses comme elles sont, dans leur exacte vérité », et Benjamin Constant déclare qu'il y a « dans les esprits une raison naturelle qui finit toujours par les aider à reconnaître l'évidence ». La méthode de l'école française est donc tout intuitive et personnelle ; les résultats en sont brillants lorsqu'il s'agit d'esprits de tout premier plan comme Chateaubriand ou Tocqueville.
Il va de soi que les auteurs « subjectivistes » ignorent ou rejettent la distinction faite plus haut entre la philosophie, l'art et la science politique. Or si, dans une étude à perspective historique, les divers modes de connaissance peuvent être confondus, il en va différemment lorsqu'il s'agit de la recherche proprement scientifique. Ici, il importe de pousser largement à la diversification des méthodes.
La connaissance doctrinale, qui, selon ses vues propres, accepte ou rejette les faits, aboutit à une altération du réel. Si l'on ordonne la recherche scientifique à la prise en considération de valeurs, on y introduit de multiples causes d'erreurs. C'est ainsi que le droit constitutionnel du xxe siècle a été rétréci et affaibli par le « constitutionnalisme ». Celui-ci étudie, comme c'est le cas dans l'œuvre, par ailleurs si remarquable, d'Esmein, les constitutions « ayant la liberté pour objet ». En conséquence, lorsque, dans l'entre-deux-guerres, apparurent les monocraties populaires, les constitutionnalistes classiques furent complètement désorientés. Ils virent dans le fascisme une simple poussée d'antilibéralisme, alors qu'il y avait apparition d'une conception propre de l'État, d'une hypercratie, selon la terminologie de Julien Freund.
De même, la connaissance pratique n'est pas moins déformante sur le plan intellectuel. Les préoccupations « mélioristes », selon le barbarisme américain, risquent d'entraîner à une altération des descriptions, noircies ou embellies à l'excès pour les besoins de la cause. D'autre part, sur le plan pédagogique, si la possibilité d'un enseignement de la science politique est certaine, celle d'une présentation didactique de l'art politique est douteuse. Il y a deux façons de transmettre le savoir : par l'instruction et par l'initiation. Or, lorsqu'il s'agit de savoir pratique, l'initiation par l'homme expérimenté est préférable à l'instruction par l'homme savant. Quant à la philosophie politique, son enseignement peut tourner aisément à la simple expression d'un engagement personnel et se confondre avec un discours de propagande. Cette attitude, écartée par l'Université libérale, doit être tenue pour extra-scientifique, comme procédant d'a priori étrangers à la connaissance positive, et formant, à son égard, une sorte d'écran.
L'autre inconvénient majeur de cette absence de système dans la recherche ou l'exposé est de rendre incommunicables et intransmissibles les résultats enregistrés. Ceux-ci disparaissent avec les hommes qui ont pratiqué la méthode dite du bon sens ou du sens commun. Une telle attitude est en opposition avec l'idéal scientifique de l'additivité des connaissances, le disciple ajoutant le fruit de ses recherches à celles de son initiateur et transmettant lui-même un patrimoine accru à ceux qui le suivent.
Méthodes sociologiques
Afin de donner à la science politique les contours et la consistance d'une vraie science, les politologues devaient être tentés de se conduire en sociologues.
En effet, la conception institutionnelle, en donnant pour objet à la science politique la société appelée État, l'intègre directement aux sciences sociales et l'invite à suivre les règles de la méthode sociologique telles qu'elles ont été formulées tant par l'école de la science sociale, avec Frédéric Le Play, l'abbé de Tourville et Paul Bureau, que par l'école sociologique française, avec Durkheim et Lévy-Bruhl.
L'essentiel de cette méthode sociologique réside dans la transposition des méthodes utilisées par les sciences de la nature dans l'étude des sociétés humaines. La démarche de l'esprit, par la suite d'opérations intellectuelles qu'elle implique, peut se comparer à une escalade où l'on atteint des paliers successifs. L'esprit observe, c'est la constatation ; l'esprit relève les faits, c'est la notation ; l'esprit rapproche les faits, c'est la comparaison ; l'esprit s'efforce d'établir entre les faits des liens logiques, c'est la systématisation ; l'esprit retourne aux faits pour se rendre compte de la pertinence de ses observations, c'est la vérification.
Si ces opérations sont soigneusement menées à chaque étape et correctement conduites dans leur succession, on aboutit à enfermer le réel dans un certain nombre de théories, une théorie étant une relation plus ou moins approchée entre des faits ou groupes de phénomènes politiques. Les enchaînements reconnus constants et nécessaires peuvent être qualifiés de lois ou, plus modestement, d'uniformités.
De grands résultats ont été obtenus par la méthode d'observation. Cependant, on doit reconnaître que celle-ci se heurte, dans son application à la science politique, à des limites difficilement surmontables.
D'abord, le terme « science d'observation » laisserait entendre que le politologue ne parle que de ce qu'il a vu et personnellement connu. Or, très souvent, la part de constatation directe est extrêmement faible. Il peut y avoir observation directe des sociétés de petites dimensions, famille, atelier, village. Elles sont traditionnellement le cadre d'études bien délimitées, qualifiées de « monographies ». L'étendue de l'État et la complexité de son fonctionnement ne permettent immédiatement que des observations partielles. L'observation est en réalité une documentation. Elle encourt donc tous les risques et en supporte toutes les lacunes. L'écart est souvent énorme entre les faits directement connus et leurs comptes rendus déformés par la presse ou l'opinion publique.
D'autre part, l'idée que l'application de la méthode d'observation à la politique puisse être une simple transposition de son utilisation dans les sciences de la nature est récusée, notamment par Dilthey et Weber. Ceux-ci ont admirablement mis en lumière l'opposition fondamentale entre les sciences de l'esprit ou « noologiques » et les sciences de la nature. « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie de l'esprit. » De cette distinction capitale découle l'orientation originale de la sociologie dite compréhensive. Elle est elle-même idéologique, au sens objectif du terme, car si elle est confirmée et contrôlée par les faits, ceux-ci sont directement appréhendés par l'esprit qui, ensuite, les analyse et les ordonne.
Méthodes mathématiques
Cependant, ce n'est pas dans l'orbite des « sciences de l'esprit » que sont entraînés aujourd'hui la plupart des politologues. Sans doute, quatre-vingt-dix ans après pour Dilthey, cinquante ans après pour Weber, leur influence sur certains chercheurs va-t-elle grandissant ; mais la tendance dominante est différente. Influencé par le développement des études mathématiques en économie, un vaste courant d'origine américaine s'efforce de faire évoluer dans le même sens la science politique. Cette orientation paraît à ses promoteurs susceptible de lui faire faire un nouveau pas vers la précision et l'exactitude, rendant par là même la politologie toujours plus scientifique.
Le recours aux méthodes mathématiques présente d'abord un aspect traditionnel qui consiste dans la quantification des données de fait. Le politologue ne saurait se passer du concours que les mathématiques lui offrent directement. L'étude des phénomènes étatiques et para-étatiques implique des informations et des considérations quantitatives. Les méthodes mathématiques permettent de dégager les quantités mesurables et de les associer suivant les règles des sciences mathématiques. Cette traduction permet de mettre en formules précises des phénomènes demeurés fluides, ainsi que leurs relations jusqu'alors confuses. Elle présente avec plus de rigueur et de clarté ce qui résulte de l'observation empirique.
L'expression traditionnelle de la quantification est l'établissement des statistiques. Leurs manipulations sont facilitées par l'emploi des graphiques qui permettent des rapprochements et suggèrent la formulation d'hypothèses. Ainsi, le parallélisme persévérant de deux courbes indique, entre elles, une relation d'interdépendance.
Toutefois, certains politologues tendent aujourd'hui à demander davantage aux méthodes mathématiques. Ils ambitionnent de rendre compte grâce à elles de la genèse successive des événements à travers le temps, ou même de la prévoir. Cette dynamique est dénommée dynamique rationnelle par certains économistes ; ceux-ci voulant exprimer par là qu'elle est construite par l'esprit sur des hypothèses de travail, plus ou moins proches de la réalité, à partir desquelles on se livre à des représentations schématiques. Lorsque les données issues de l'observation l'emportent sur les données conçues par l'esprit, on peut parler, selon le vocabulaire d'Henri Guitton, de dynamique expérimentale.
Parmi les divers procédés inspirés de la dynamique expérimentale, on attache aujourd'hui une particulière importance à la « construction des modèles », à la « théorie des jeux » et à la « théorie de la décision » dont il est impossible ici de résumer les démarches par elles-mêmes compliquées et présentées de manières très différentes suivant leurs inventeurs et leurs utilisateurs (cf. théorie de la décision, théorie des jeux, modèle, chap. 5).
Ainsi, la théorie des jeux comporte le recours à un ensemble de moyens qui sont à la fois de prospection, de déchiffrage et de mise en relation ; elle permet la réduction de la complexité à la simplicité et à une rigueur quasi mathématique. Options des hommes et éventualités y sont traitées comme des inconnues auxquelles sont appliquées par des systèmes d'équations complexes la loi des grands nombres et le calcul des probabilités.
Dans leur ensemble, les chercheurs français sont réticents à l'égard de ces applications nouvelles des méthodes mathématiques. Léo Hamon estime qu'il y a « une grande différence entre, d'une part, les constructions fondées sur l'observation et l'analyse des expériences sociales et, d'autre part, une théorie des jeux qui ne s'appuie pas sur des faits expérimentaux, mais représente un essai de construction d'une théorie normative sur la base d'une logique stratégique ».
On peut donc se demander si finalement les méthodes nouvelles ne sont pas, malgré tout l'appareillage dont elles dépendent, plus incertaines dans leurs conclusions que les intuitions subjectives des maîtres de l'école classique, et si une page de Tocqueville ne permet pas, aujourd'hui encore, de mieux comprendre la politique du président Nixon que les produits des robots électroniques.
Néanmoins, une attitude de rejet pur et simple méconnaîtrait trop complètement l'exigence de la pluralité des voies de recherche résultant de la complexité même de la science politique. Par ailleurs, il est vraisemblable que la génération qui vient, formée très tôt aux mathématiques modernes, saura assimiler des modes de recherches auxquels les politologues nourris des disciplines classiques gréco-latines ou des littératures étrangères modernes demeurent difficilement perméables.
Cependant, comme François Perroux l'a dit de la culture économique, quel que soit l'avenir des nouvelles méthodes, souvent encore embryonnaires, il y aura toujours place, au-delà de la connaissance scientifique de la politique, pour une culture politique, « c'est-à-dire pour un certain sens des proportions et des coordonnées d'un fait [politique] concret ; pour une aptitude à juger vite et bien d'un événement précis du présent ou du passé ; pour une capacité à situer sans hésitation ses causes et ses conditions. La culture n'est jamais une somme de connaissances. Elle se définit mieux par une liberté gagnée sur la masse de connaissances acquises. Il n'en va pas pour [la politique] autrement que pour tout autre domaine de la pensée. Mais la liberté dont il s'agit ne s'acquiert le plus souvent que par une complète et patiente soumission aux méthodes les plus éprouvées du savoir. »
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Écrit par
- Marcel PRÉLOT : sénateur, recteur honoraire, professeur à la faculté de droit et des sciences économiques de Paris
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