POLITIQUE Le pouvoir politique
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Formes du pouvoir politique
Si l'on en croit certains auteurs, il n'y a pas de relation proprement politique entre des hommes sans que les gouvernants soient distincts des gouvernés et qu'une organisation sociale, si rudimentaire soit-elle, soit spécialisée dans la fonction de décider, régler, commander. Ainsi Pierre Duclos considère qu'une société est « politifiée » dans la mesure où elle comporte « une organisation spéciale capable de maintenir, à défaut de l'approbation, de l'assentiment ou de l'accord des membres du groupe, la cohésion, la survie, l'adaptation de celui-ci au moyen de l'influence qu'elle exerce par la vertu de la contrainte monopolisée à son profit » (La Politification). Or des sociétés humaines ont existé jusqu'à nos jours sans chefs ni gouvernants : les Nuer du Soudan méridional, les Amba de l'Ouganda, les Esquimaux, les Pygmées d'Afrique, les Semang de Malaisie. Montesquieu savait déjà que les peuples qui ignorent l'agriculture et le partage des terres sont réglés par les mœurs plutôt que par des lois (De l'esprit des lois, XVIII, xiii). Même dans les États modernes, certaines règles sont des « usages que les lois n'ont point établis » (ibid, XIX, xvi), que les gouvernants n'ont pas à faire respecter et auxquels, néanmoins, on se conforme communément dans la vie politique.
On peut appeler pouvoir immédiat cette régulation qui ne passe pas par l'intermédiaire d'une personne, d'un groupe ou d'une institution. Ainsi, l'ethnographe P. Schebesta montre comment, dans une bande de Semang de la forêt malaise, la décision de déplacer le camp est prise au cours d'une discussion générale qui peut durer des heures : chacun donne, de sa hutte, son avis, jusqu'à ce qu'une opinion prévalente se dégage. Le processus de décision ne passe donc pas, comme dans le campement de Tehuelche, par la médiation d'un chef, et la règle de la majorité, acceptée par tous, n'est décrétée ni imposée par personne. À Madagascar, en pays mérina, l'assemblée de la communauté de lignage et de voisinage (fokon'olona), avant de devenir l'unité de base de l'administration du royaume, ne décidait qu'à l'unanimité, suivant une règle immédiate. La constitution non écrite du Royaume-Uni de Grande-Bretagne est composée, dans une large mesure, d'usages qui se sont établis et qui sont respectés sans médiation politique formelle.
Il reste que, dans la plupart des sociétés humaines, le pouvoir politique est exercé par des personnes ou par des groupes organisés auxquels est reconnu spécialement le droit de décider et de commander souverainement : les gouvernants. Ce pouvoir médiatisé peut être soit individualisé, soit institutionnalisé. Il est individualisé quand celui qui exerce le pouvoir le possède comme un bien propre dont il peut user et abuser à sa guise, sans être astreint à observer des règles préétablies. La volonté du chef, du seigneur ou du prince fait toute loi et n'est elle-même obligée par aucune loi. En France, au xvie siècle, Bodin a cherché à justifier le pouvoir individualisé du roi contre ceux qui voulaient l'astreindre au respect des « lois fondamentales du royaume » ; il affirmait que « la loi dépend de celui qui a la souveraineté, qui peut obliger tous ses sujets et ne s'y point obliger soi-même » (Six Livres de la République). En Angleterre, au xviie siècle, la doctrine de Hobbes légitimait, par une conception originale du pacte social, l'individualisation du pouvoir souverain, qu'il fût monarchique ou républicain. Le châtelain du centre de la France, au xie siècle, après l'éclatement et l'émiettement du pouvoir régalien, concentrait et confondait entre ses mains les droits de propriété foncière, de commandement militaire et de juridiction (le ban) : il détenait un pouvoir politique individualisé. D'autres figures historiques concrètes de cette forme de pouvoir sont données dans le despotisme oriental, analysé par Karl Wittfogel, dans l'Antiquité romaine par Marius et Jules César, au Japon par les shōgun Tokugawa des xviie et xviiie siècles, et, au xxe siècle, par le duce, le Führer, le caudillo, le « génial père des peuples de l'U.R.S.S. », le ra'ïs...
L'individualisation du pouvoir ainsi définie ne saurait être confondue avec ce qu'on a récemment désigné par l'expression de « personnalisation du pouvoir » : celle-ci consiste à mettre en vedette et à populariser, dans la propagande politique, une image de la personnalité physique et psychologique des gouvernants qui tend à remplacer les symboles impersonnels et les idées abstraites. Ce phénomène est lié à l'utilisation croissante des moyens de communication de masse et des techniques audio-visuelles par la propagande. La personnalisation du pouvoir peut accompagner et servir son individualisation. Mais elle n'est pas incompatible avec le pouvoir institutionnalisé.
Si l'on définit l' institution (par opposition à l'association) comme un groupe social organisé selon des règles indépendantes de la volonté de ses membres, le pouvoir politique est institutionnalisé dans la mesure où il ne peut être exercé sans que soient respectées des règles qui ne relèvent pas de la volonté des gouvernants, mais d'un « pouvoir constituant » distinct et supérieur. Dans bien des cas, ces règles sont purement coutumières, et le pouvoir constituant est lui-même immédiat. Parfois, une personne ou un groupe est spécialisé dans la fonction de veiller à leur application. Ainsi, en Afrique, un chef Tchagga (Tanzanie) considéré comme indigne du pouvoir parce qu'il violait la coutume pouvait être déposé par l'assemblée des guerriers, c'est-à-dire des hommes de trente à quarante-cinq ans ; et le citimukulu des Bemba (Zambie) devait tenir compte de l'avis de quarante conseillers héréditaires, représentant les lignages les plus anciens et chargés de certains rites indispensables à l'exercice du pouvoir. Dans la cité grecque de l'Antiquité, le pouvoir constituant était généralement attribué à des législateurs légendaires (Solon, Lycurgue). Dans les États modernes, les règles du jeu politique sont le plus souvent formulées dans des constitutions écrites établies par des assemblées constituantes composées de représentants du peuple. Une telle constitution peut être amendée au cours du temps, voire abolie et remplacée par une autre : peu de pays ont connu autant de constitutions successives que la France depuis 1791. Le contrôle de la constitutionnalité des lois et celui de la légalité des décisions du gouvernement est confié, dans certains régimes, à des juridictions spécialisées : la Cour suprême aux États-Unis ; le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État en France.
Les trois formes du pouvoir politique ne sont pas trois phases nécessaires dans l'histoire de toutes les sociétés humaines : une telle confusion relèverait d'un évolutionnisme simpliste et naïf. En fait, elles coexistent toujours dans une société donnée à un moment donné. Mais, le plus souvent l'une d'elles est prépondérante : le plus grand nombre des décisions politiques importantes sont prises sous cette forme. Le pouvoir immédiat l'emporte dans certaines sociétés très « archaïques », c'est-à-dire pourvues de techniques rudimentaires, économiquement peu développées, morphologiquement peu volumineuses et de faible densité sociale. Le pouvoir institutionnalisé est prépondérant dans beaucoup de sociétés dites « modernes » ou « industrielles », bien que l'histoire du xxe siècle ait montré plusieurs cas d'individualisation d'un pouvoir politique auparavant plus institutionnalisé. La prédominance du pouvoir individualisé caractérise en général les pays dits « en voie de développement ».
Les formes de pouvoir politique sont à rapprocher des types de légitimité que distinguait Weber : le type traditionnel, le type « charismatique » et le type légaliste. Chacun indique l'idéologie légitimante qui justifie chaque forme du pouvoir. La croyance en la sainteté des traditions légitime le pouvoir immédiat, coutumier. La confiance dans les dons exceptionnels ou les qualités éminentes du chef justifie le pouvoir individualisé. La croyance en la rationalité des règles de droit incite à obéir au pouvoir institutionnalisé.
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Écrit par
- Jean William LAPIERRE : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de l'université de Nice
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