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POLYGAMIE

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La polygynie

La polygynie du chef, gage de la sécurité individuelle

On doit donc distinguer plusieurs types de polygynie. Nous appellerons la première archaïque. Elle a été étudiée par Lévi-Strauss chez les Nambikwara du Brésil où existe la polygamie des chefs (et des sorciers) en opposition à la monogamie des sujets. « Le groupe, dit-il, a échangé les éléments d'une sécurité individuelle qui s'attachaient à la règle monogame contre une sécurité collective qui découle de l'organisation politique. » Le chef Nambikwara, en effet, a de lourdes responsabilités, car c'est lui qui doit programmer l'itinéraire d'une population nomade afin d'assurer sa subsistance, qui négocie ou organise la lutte avec d'autres tribus, qui doit enfin constituer des réserves. Ses sujets, en compensation, lui permettent la polygamie, mais les femmes secondaires qui lui sont données sont des compagnes plus que des épouses, elles ne cuisinent ni ne s'occupent du ménage, elles l'assistent dans ses expéditions, dans ses travaux agricoles ou artisanaux, car sans elles, il ne pourrait faire face à ses responsabilités. La polygamie du chef peut donc être définie comme « la superposition d'une forme pluraliste de camaraderie amoureuse à un mariage monogame » et l'existence, dans une même population, de sujets monogames et d'un chef polygame comme la rencontre de deux systèmes de prestations et contre-prestations complémentaires, celui qui lie entre eux les membres individuels du groupe (le mariage monogame) et celui qui lie entre eux l'ensemble du groupe et son chef (sécurité des individus assurée par la polygamie du chef).

Conséquence de la stratification sociale

Une autre forme de polygynie archaïque est celle que R. Thurnwald appelle « gérontocratique » et que l'on trouve dans certaines régions d' Australie et en Mélanésie. Les plus vieux s'approprient plusieurs femmes, ce qui fait que beaucoup de jeunes sont obligés d'attendre de longues années avant de se marier ou vivent avec des femmes plus vieilles qu'eux, reçues en héritage de leurs frères décédées par lévirat. A. P. Elkin explique cette polygamie gérontocratique par le fait que, pour les vieux, une seconde épouse plus jeune, fournit à l'homme âgé et à sa vieille compagne la possibilité de se pourvoir en vivres et ainsi de subsister. Chez les Dieri, d'après A. W. Howitt, les anciens non seulement sont polygames, mais encore contrôlent toute la vie prénuptiale et matrimoniale des plus jeunes ; les vieux peuvent en effet céder une de leurs pirrauru à des jeunes qui deviennent ainsi leurs obligés et clients. Dans quelques tribus de l'Australie centrale et du Queensland, les vieillards disposent même d'une espèce de droit de jus primae noctis sur les jeunes filles pubères au moment de leur initiation. Comme on le voit par ces deux cas, la polygynie apparaît en même temps que la stratification sociale ; elle est signe du passage des sociétés égalitaires aux sociétés fondées sur l'inégalité, politique ou sociale, où les alliances matrimoniales ne se font plus entre égaux, mais entre des groupes hiérarchisés. La polygynie peut être ainsi un facteur de puissance politique, le chef devenant le beau-frère de tous les lignages en s'alliant avec le plus grand nombre possible de groupes familiaux. Elle est successive d'ailleurs autant que simultanée (ainsi, aux îles Samoa, le fils aîné du chef se marie successivement avec tous les lignages qui sont subordonnés à l'autorité de son père, chacun annulant le précédent, mais en maintenant l'alliance).

Un signe de richesse, parfois de puissance

Le deuxième type de polygynie est celui des sociétés patrilinéaires ou patriarcales ; certes, ici encore, ce sont généralement les plus vieux qui ont plusieurs femmes, mais parce qu'ils sont les plus riches ; et si, comme il arrive aujourd'hui avec les mutations profondes qui secouent le continent noir depuis la colonisation et l'indépendance, les plus jeunes arrivent à s'enrichir, ils se hâtent de prendre plusieurs épouses – symbole de prestige social –, alors que les plus vieux, plus ou moins ruinés, resteront monogames. Ce nouveau type de polygynie apparaît avec ce que les africanistes appellent le lobola et qui est constitué par une série de biens (troupeaux, lances, monnaies...) échangés contre la femme. Ce sont donc les possesseurs de ces biens, c'est-à-dire, dans des sociétés où la propriété est familiale et où l'autorité appartient à l'aîné du lignage, les aînés, qui sont les détenteurs de biens ; il est vrai que lorsque ces aînés reçoivent un lobola en mariant une de leurs filles, ce lobola doit être remis dans le circuit, en achetant une femme pour le frère de la sœur mariée ; mais les chefs de lignage, lorsqu'ils disposent de ressources suffisantes, peuvent également utiliser ces biens pour prendre plusieurs épouses. Comme il s'agit de populations agricoles, où les femmes travaillent les champs, la polygynie, en même temps qu'elle est signe de richesse et donc de statut social élevé, est aussi instrument d'enrichissement. La preuve en est que, chez les Pahouin, l'aire moyenne des terres cultivées par les monogames est de 230 ares alors qu'elle s'élève pour les polygames de 296 à 719 ares. Linton, cependant, refuse de lier directement la polygynie à l'économie, car, dit-il, elle existe aussi bien là où les femmes travaillent (et où, par conséquent, une nouvelle épouse est source de richesses) que là où l'homme a tout le poids du travail (et où, par conséquent, une nouvelle épouse coûte, puisqu'il faut la nourrir, l'entretenir, lui faire des cadeaux comme contre-prestations du bénéfice sexuel que le mari en retire). Ce que l'on peut tirer d'une pareille affirmation, c'est que seuls les riches dans ce dernier cas, peuvent avoir plusieurs femmes. Et il faut ajouter que si les femmes ne travaillent pas, si elles sont nombreuses, elles donnent de plus nombreux enfants qui, eux, travaillent dans les plantations de leur père et, par conséquent, ici aussi, la polygynie est source d'enrichissement économique. La polygynie est donc toujours liée à l'inégalité économique. Tout ce que l'on peut dire, c'est que là où la femme coûte plus qu'elle n'est source possible de richesses, par exemple chez les Peuls, la polygynie est moins répandue, donc chez les pasteurs moins que chez les sédentaires, bien qu'on ne puisse évaluer exactement le rôle du facteur économique, car la sédentarisation s'accompagne d'une accentuation de l'islamisation dont l'idéal est le quadruple mariage d'un homme.

En Afrique, d'ailleurs, également, la polygynie peut être un moyen de gouvernement, la clientèle prenant alors le pas sur la parentèle ; les chefs féodaux réussissent à multiplier, grâce à elle, les alliances avec les principales familles du pays tout comme les rois, en donnant certaines femmes de leurs harems à des chefs locaux, réussissent à les lier à eux, en tant que « donneurs de femmes ».

Le statut de la femme d'une société à l'autre

On a beaucoup discuté de la situation de la femme dans les ménages polygyniques. Certains affirment qu'il existe des tensions entre coépouses qui se lancent mutuellement, surtout si leurs enfants meurent, des accusations de sorcellerie. D'autres, que la situation de la femme est bonne dans les sociétés traditionnelles, mais que la polygynie s'accompagne chez les peuples patrilinéaires et patrilocaux d'une dégradation du sort de la femme achetée par le mari. D'autres enfin notent avec plus de raison que la polygynie n'implique pas la domination de l'homme sur les femmes ; souvent, au contraire, les femmes forment un bloc uni contre le mari ; du point de vue des relations entre les sexes, les sociétés polygyniques sont aussi diverses que les sociétés monogamiques. Chez les Gourmantche, la première épouse a certaines prérogatives et un statut plus élevé que les femmes secondaires, elle répartit les tâches entre les coépouses, elle assiste seule son mari dans ses fonctions rituelles ; mais elle n'a pas une autorité absolue sur les autres femmes, et ses enfants ne jouissent pas d'un statut particulier. Chez les Wahenga du Nyassa, chaque épouse a sa propre maison et le mari va manger et passer la nuit successivement dans chacune d'entre elles, afin d'assurer l'égalité de chacune devant lui ; mais les fils se distinguent selon l'âge de leur mère ; le fils de la première femme doit se marier le premier ; le mari doit cultiver le champ de sa femme principale avant celui des autres, et il ne peut faire de cadeau à aucune sans avoir d'abord fait un cadeau de valeur équivalente à sa première épouse. Il arrive, dans certains cas, par exemple au Bénin, que la plus vieille épouse demande elle-même à son mari de prendre une seconde femme qui deviendra en quelque sorte sa servante. Par conséquent, on trouve tout un continuum entre l'égalité des femmes et leur indépendance, et l'inégalité entre épouse principale et épouses secondaires (même sexuellement favorites) et la subordination.

Les « mariages de femmes » du golfe du Bénin

Il existe aussi en Afrique, chez les Yoruba, les Ibo, les Bavenda, les Dinka, au Bénin, un curieux mariage de femmes entre elles, qui peut être soit monogame (une femme qui n'a pas d'enfant se marie légalement avec une autre femme et paie à son père le prix de la fiancée ; les enfants qui naissent alors appartiennent non au mari de la femme stérile, mais au « mari femelle »), soit polygame (une femme riche peut épouser plusieurs femmes qui ont des relations sexuelles avec le mari, mais toujours avec la permission de la « femme-mari », et qui travaillent pour celle-ci ; on retrouve alors la liaison entre polygynie et source de richesses ; ainsi, au Bénin, certaines femmes arrivent à acquérir une propriété personnelle, dont la femme devient « l'ancêtre », et les enfants que ses coépouses lui donneront constitueront le point de départ d'une lignée matrilinéaire en plein pays patrilinéaire). Herskovits souligne pour le Bénin que ces mariages de femmes, qui comme on le voit n'ont rien d'homosexuel, sont bien considérés par certains maris qui y voient la possibilité pour eux d'avoir des femmes supplémentaires (et c'est pourquoi nous insérons cette forme de mariage dans la polygynie) sans avoir à payer le prix de la fiancée et sans avoir la responsabilité des enfants.

Polygynie sérielle des Afro-Américains

La dernière forme de polygynie est celle que l'on trouve chez les Afro-Américains et que M. Freilich a appelé la « polygynie sérielle » ; elle est liée à la famille matrifocale. La femme habite seule avec ses enfants et des concubins successifs, mais qui sont toujours considérés comme des étrangers ; chacun des deux partenaires sexuels est libre de changer, ou même d'avoir plusieurs partenaires sexuels en même temps ; l'homme qui va d'une femme à l'autre cherche un toit et des gratifications sexuelles, la femme l'argent apporté par son mari temporaire et aussi des gratifications sexuelles. Les Afro-Américains ne confondent pas cette polygynie sérielle avec le pur concubinage ; les femmes qui changent trop souvent sont pour eux des « putains » ; les liaisons dont il s'agit ici sont des liaisons sérieuses, qui durent un certain temps, mais pas éternellement – car le système de la plantation oblige les hommes à migrer d'une terre à une autre – et qui sont réglées par des normes d'échange institutionnalisées : l'activité sexuelle est conçue comme un service rendu à l'homme qui doit en contrepartie des cadeaux de nourriture, de vêtements, d'argent, et doit s'occuper de ses enfants comme de ceux des précédentes unions de sa femme. Mais si la polygynie sérielle est typique des familles matrifocales afro-américaines, elle n'est pas inconnue de l'Afrique où elle se répand au contraire d'autant plus vite que, avec les changements structurels succédant à la décolonisation, le nombre des divorces va sans cesse croissant. Le mouvement varie d'une ethnie à une autre ; on peut dire que la polygynie bien structurée et les mariages successifs sont en relation inverse ; les Peuls, par exemple, pratiquent une polygynie sérielle alors que les Malinke voisins conservent la polygynie simultanée ; celle-ci empêche une trop grande mobilité des femmes chez eux.

L'urbanisation qui se développe dans l'Afrique moderne rend plus difficile la polygynie simultanée, car il est difficile d'avoir plusieurs épouses en même temps dans une grande agglomération, mais suscite par contre une polygynie sérielle, par l'augmentation des contacts et des rencontres sexuelles.

Influence de la religion et de l'urbanisation

La grande ville, pourtant, si elle freine la polygynie, ne la détruit pas encore. Ainsi, si à Dakar la monogamie est dominante chez les chrétiens et les animistes, on compte 227 ménages polygames chez les musulmans contre 593 monogames. Ce qui est intéressant, c'est d'ailleurs la répartition de ces ménages suivant la profession ; les démographes de l'agglomération dakaroise ont montré que la polygamie augmentait quand on passait des manœuvres aux ouvriers et des ouvriers subalternes aux employés supérieurs, tandis que, dans l'enseignement, la santé, les professions libérales, la polygamie était abandonnée. Il y a donc l'ancien facteur qui joue, celui de la richesse, le nombre d'épouses étant signe de statut social élevé, ce qu'on appellerait la « maintenance des valeurs traditionnelles ». Mais un nouveau facteur apparaît, dans les groupes occidentalisés, un nouveau monde de valeurs se fait jour, privilégiant la monogamie. Cependant, ne croyons pas que, malgré les efforts des missionnaires chrétiens qui ont voulu imposer le mariage monogame chez les nouveaux convertis, ou les efforts des hommes politiques responsables des États nés de la décolonisation, qui veulent « occidentaliser » leurs pays, la polygamie ne reste pas l'idéal des masses. On sait que beaucoup d'Églises noires se sont constituées qui ont rompu avec les Églises missionnaires justement à propos de la polygamie, Églises chrétiennes sans doute, mais acceptant le mariage plural, dont elles trouvaient l'existence dans l'Ancien Testament, preuve de la possibilité d'être chrétiens et polygames en même temps. Là où il existe seulement des Églises noires orthodoxes, la polygamie persiste malgré tout. À Porto Novo, par exemple, si la polygynie domine chez les musulmans, bien qu'un tiers des musulmans restent monogames, on trouve un quart de chrétiens polygames. Surtout, la polygynie y prend une forme clandestine : des chrétiens apparaissent monogames, qui ont des liaisons permanentes avec d'autres femmes, continuent à résider à tour de rôle chez elles, et reconnaissent leurs enfants. Les idéologies sont donc moins fortes que les facteurs économiques, bien qu'elles aient un rôle. Que les Africains le désirent ou non, la tendance est cependant à la monogamie (ou à la polygynie sérielle que l'Occident connaît également avec l'augmentation des divorces), car si la femme est source de richesses en milieu rural, elle est une charge en milieu urbain, et l'homme, dans les cités naissantes, peut se procurer plus facilement des satisfactions sexuelles sans avoir à payer une dot pour se procurer une nouvelle épouse et se charger de son entretien.

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Écrit par

  • : professeur honoraire à l'université de Paris-I

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