POLYTHÉISME
Répartition des savoirs et limitation des pouvoirs
Termes différentiels d'un système complexe, les puissances divines sont nécessairement limitées. Il n'est pas de polythéisme qui n'implique une limitation de pouvoirs en même temps que de compétences. Le pouvoir de chacun reçoit sa frontière et sa délimitation des autres ; et tout savoir n'existe que d'affronter les compétences adverses. Modèle si prégnant dans la pensée grecque que les dieux sont appelés « les puissants » (kreittones) ; ils ont la force et la puissance, davantage que les mortels. Entre eux et avec les hommes, ils établissent des rapports de force, des relations de puissance du même type que celles qui ont cours entre mortels et dans les cités. Car kratos désigne le pouvoir, au sens politique. Chacun des dieux possède son territoire qui coïncide plus ou moins avec sa fonction et qui balise le champ de sa compétence. Dans les polythéismes savants, qui cultivent les discours théologiques, la répartition des honneurs et des pouvoirs est explicitement théorisée ; elle se déroule dans des temps et selon des modes multiples. Il y a tirage au sort entre les trois fils de Cronos : Zeus, Hadès, et Poséidon. À l'un, le Ciel ; au second, les Enfers ; au troisième, la Mer ; mais la Terre restera en commun. Tantôt les dieux semblent se distribuer entre eux les privilèges et les compétences ; tantôt c'est le détenteur de la souveraineté qui, après sa victoire sur les Titans et leur démesure, répartit les honneurs, les timai, entre tous les dieux : donnant à ceux qui n'ont rien et confirmant les pouvoirs des autres. Enfin, à un autre niveau encore, celui de la civilisation urbaine, les dieux éprouvent le désir nouveau d'avoir chacun une cité dans laquelle ils goûteraient le plaisir des honneurs privés que reçoivent les puissances poliades. Chaque cité devient un microcosme où la divinité régnante réorganise le panthéon à l'échelle locale, mais au terme de rivalités avec une ou plusieurs puissances prétendant à la souveraineté sur le même territoire.
À ce modèle en clair de la répartition des pouvoirs répond la figure inverse et en creux de la puissance oubliée et de la divinité négligée ou méconnue : quand le roi du pays refuse de sacrifier à la divinité du territoire, comme Oineus, roi de Calydon, au moment d'offrir les prémices de la récolte, ou bien, quand, au milieu d'un mariage dont Aphrodite a réglé les détails et voulu, elle-même, l'accomplissement, tous les dieux reçoivent encens, honneurs et victimes, sauf celle qui préside de droit à l'union des époux, en l'occurrence Atalante et Hippomène. Chacun de ces oublis est un faisceau de lumière vive concentré sur le pouvoir d'une divinité : inévitablement, la colère et les représailles déclenchées constituent le révélateur le plus sûr de la place occupée dans le panthéon et des modes d'action qui la singularisent. Pour se venger de Pélias, roi de Thessalie, qui méprise ses autels, Héra mobilise les destins croisés de Jason et de Médée, et entraîne les Argonautes à la conquête de la Toison d'or. Mais, entre eux, les dieux sont moins imprudents : une fois le partage accompli, jamais ils ne se contestent mutuellement leurs droits.
D'autres éléments interviennent dans la définition d'un dieu. Et d'abord, le nom et la forme. Nommer les dieux, c'est leur donner une forme singulière. Et, au nom propre, la statue confère la puissance évocatrice d'une présence visible, si efficace que les insignes et les emblèmes des dieux grecs ont traversé le Moyen Âge et la Renaissance. Mais, en même temps, les puissances divines sont marquées par l'alternance du singulier et du pluriel, en un jeu dont la règle la plus simple est énoncée dans l'Iliade (ii, 400) : « Tous sacrifient aux dieux,[...]
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Écrit par
- Marcel DETIENNE : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)
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