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PORTRAIT

La crise d'un genre

Romantiques ou réalistes, « idéalistes » (c'est comme cela que l'on désigne à l'époque l'académisme) ou révoltés, il est rare que, dans l'œuvre d'un artiste qui prend part aux affrontements de doctrine, le portrait apparaisse comme porteur de son credo artistique. C'est la preuve qu'une loi inhérente au genre limite les possibilités qu'il a de s'écarter de ses données fondamentales.

Dans l'univers des impressionnistes où la forme se dissout, dans celui de Degas, de Cézanne, de Gauguin et de Van Gogh où elle se recompose suivant des conventions intellectuelles inédites, la fixation sur la toile d'un individu identifié et étiquetable trouve difficilement sa place. Certes, de Manet à Picasso, tous les artistes ont pris encore modèle de leurs proches, et quelques-unes de ces œuvres – de Renoir, en particulier ou de Degas, de Cézanne même et de Picasso – revendiquent le nom de portraits et constituent pour le genre un des sommets de l'art. La «  ressemblance » elle-même, dont peu d'artistes se sont vraiment souciés dans le passé, acquiert dans le nouveau contexte formel une force plus convaincante. Il n'en reste pas moins que l'objectif s'est déplacé. Pour tous les novateurs, ces portraits ne sont plus qu'un prétexte, un support de l'imagination qui les aide à trouver et à affirmer par-delà l'expression individuelle du modèle, celle qui détermine leur propre attitude vis-à-vis du monde visible et de l'art. La nature du portrait s'en trouve radicalement changée : la représentation du modèle n'a plus pour fin sa propre fixation ni la détermination de la place que tient le modèle dans la société reconnue comme donnée, mais la définition de la société elle-même telle que la conçoit l'artiste, ou bien la symbolisation des destins particuliers et universels, ou plus simplement l'analyse de la lumière ou du mouvement. Quand Manet peint Lola de Valence (1867), il peint l'Espagne de ses rêves et quand il peint le Déjeuner dans l'atelier (1868-1869), il peint la famille avec l'immense contexte d'idées et de jugements qui s'attache à cette notion. L'intérêt du spectateur se déplace. Peu nous importe devant le tableau de Degas que ce soit un monsieur Lepic qui traverse la place de la Concorde ; l'essentiel est qu'il la traverse et qu'un espace qui n'est plus scénographique se crée au moyen de cette traversée. Et l'on ne se demande pas qui était monsieur Lepic et ce qu'il faisait dans sa vie mais comment l'artiste le fait marcher. La figure humaine, comme le portrait, n'est plus qu'un support, à l'égal de n'importe quel objet, qui aide l'artiste à extérioriser ses aspirations et ses perceptions. Elle sert à prouver et à expérimenter. Même quand il s'agit d'un « portraitiste » spécialisé, tel Modigliani, qui veut prouver – et le prouve effectivement – qu'une déformation arbitraire n'entame pas la ressemblance.

Puis le jour est venu où les artistes crurent devoir se passer de ce support, comme de tout support puisé dans la réalité visible. Le portrait ne put trouver de place dans un art qui chercha à exprimer les sensations de l'artiste à l'état pur et à les ordonner suivant un ordre uniquement intellectuel et abstrait. La nature même du portrait suppose l'opposition d'un individu donné et existant au monde qui l'entoure. Fondu dans ce monde, il n'est plus qu'un signe parmi d'autres et à l'heure actuelle encore, où l'on cherche des solutions inédites pour sortir du nouvel iconoclasme amené par l'élimination de la figure humaine, l'art du portrait ne semble pas devoir revivre.

— Galienne FRANCASTEL

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Écrit par

  • : docteur ès lettres, professeur honoraire à l'École des hautes études en sciences sociales

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Médias

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