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POUR UN OUI OU POUR UN NON (N. Sarraute) Fiche de lecture

Des êtres de langage

Toute l'œuvre de Nathalie Sarraute, et singulièrement Pour un oui ou pour un non,peut être lue à la lumière de son premier livre, Tropismes, publié en 1939. À partir de là, l'auteure n'aura de cesse de tenter de restituer ces « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience […] à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. » Dans le dernier article de cet ouvrage programmatique, intitulé « Conversation et sous-conversation », Sarraute écrit, à propos des romans d'Ivy Compton-Burnett : « Les mouvements intérieurs, dont le dialogue n’est que l’aboutissement et pour ainsi dire l’extrême pointe, d’ordinaire prudemment mouchetée pour affleurer au-dehors, cherchent ici à se déployer dans le dialogue même. »

On ne saurait mieux décrire ce qui se produit dans Pour un oui ou pour un non. Les deux protagonistes, anonymes, dépourvus d’ancrage temporel, local, familial ou social (même si la référence à Verlaine laisse supposer un certain niveau de culture commun), sont d'abord et avant tout des êtres de langage. Non qu'ils soient dénués d'une forme de psychologie (les « tropismes », ces affects intérieurs, furtifs et insaisissables), mais celle-ci n'intéresse Sarraute que dans la mesure où elle transparaît à travers les mots, qui sont ici les seules actions véritables. Ainsi, les deux moments charnières autour desquels s'articule le conflit dont nous suivons les méandres correspondent précisément à deux phrases : la première, le fameux « C'est bien... ça », prononcée par H2 avant le début de la pièce, et qui sert de déclencheur ; la seconde, « La vie est là... », prononcée par H1, qui opère un renversement provisoire des rôles et met à jour le cœur du différend.

Si son origine peut paraître vague aux yeux de H1 comme à celui des voisins, et s'il connaît, au fil de la pièce, un cheminement tortueux, ce différend ne s'en adosse pas moins à une opposition tranchée entre deux tempéraments, deux modes d'existence, ou encore deux systèmes de valeurs : d'un côté, chez H1, un souci tout rationnel de maîtrise du réel, qui se traduit notamment par une volonté de mettre des mots sur les choses ; de l'autre, chez H2, un rapport plus « artiste », plus émotionnel, à la vie, caractérisé entre autres par une inadéquation aux normes sociales et une certaine difficulté à classer et à nommer (« Ah, les noms ça c'est pour toi. C'est toi, c'est vous qui mettez des noms sur tout. [..] Moi je ne sais pas »).

Toutefois, ce système d'antithèses se révèle évolutif et réversible. Sommé par H1 de s'expliquer sur les raisons de son éloignement, H2 peine à répondre, parce qu'il sent bien que ses motifs, qui relèvent de la sensation plus que de la logique, ne sauraient convaincre des individus rationnels pour lesquels « les mots ont un sens » ; il finit toutefois par céder et par « avouer ». Or, c'est cette même gêne, cette même sensation indéfinissable, à laquelle est confronté H1 lorsqu'il se perd dans la contemplation de la rue à travers la fenêtre. Tout se passe comme si chacun s'efforçait d'attirer l'autre sur son terrain, mais aussi comme si le domaine de l'un exerçait sur l'autre une attirance irrésistible, d'où l'accusation réciproque de jalousie. Cette interpénétration des deux attitudes justifie l'idée, suggérée à plusieurs reprises par Nathalie Sarraute, que H1 et H2 pourraient ne faire qu'une seule et même personne : chaque être, en somme, porterait en lui cette dualité et cette contradiction. De fait, le combat s'achève sans vainqueur ni vaincu, mais sans réconciliation non plus. La querelle se poursuivra, puisque l'un ne saurait exister sans l'autre.[...]

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Média

Nathalie Sarraute - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Nathalie Sarraute