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POURQUOI ÉCRIRE ? (P. Roth) Fiche de lecture

Dans la compagnie des écrivains

Alors que le chapitre consacré aux « Figures du romancier américain » lui permet d’évoquer J. D. Salinger, Bernard Malamud ou Saul Bellow, tous remarquables par « leur énergie ardente… et une écriture qui s’abreuve à une joie profonde », la partie « Parlons travail » instaure une discussion collégiale ouverte, entreprise rare dans le métier. Philip Roth retranscrit pour le lecteur ses conversations suivies avec ses amis romanciers d’outre-Atlantique : Primo Levi qui l’enchante par sa vivacité, Aharon Appelfeld, « anatomiste forcené des états d’âme juifs » et comme lui-même grand lecteur de Kafka, Isaac Bashevis Singer avec qui évoquer les écrivains polonais et l’emploi du yiddish. L’Irlandaise Edna O’Brien engage avec lui un savoureux dialogue sur les femmes pour conclure : « Vous comme moi, vous essayez de créer quelque chose à partir de rien, d’où une angoisse extrême. » Mais voici Ivan Klíma, qui rend compte de la littérature clandestine tchèque, et Milan Kundera – à qui Roth dédiera L’Écrivain fantôme en 1979 –, présentant la modernité polysémique de l’Europe centrale et son histoire politique. Enfin, l’échange de lettres avec Mary McCarthy où l’on débat de la circoncision à propos de La Contrevie (1986), et les maintes relectures de Bellow, l’un des auteurs favoris de Roth. La plume alerte et chaleureuse de l’écrivain, maïeuticien et complice de ses pairs, dresse un bilan aussi humain que théorique de ce « pourquoi écrire ».

À telle ubiquité éclectique, parallèle à son usage de l’uchronie tel qu’il s’exprime par exemple dans Le Complot contre l’Amérique (2004), répond une variété de registres. En effet, les « Explications » touchent à maints sujets : la langue – yiddish-anglais –, la transmission d’un patrimoine filial, l’appartenance de l’émigré à l’Amérique avec ses décalages entre l’attente et le vécu, l’attachement fidèle à un mentor ou encore les années d’apprentissage tchèque auprès des « écrivains exilés de l’intérieur » de 1972 à 1977. Tel apparent désordre combine reportage, ardent plaidoyer prodomo et humour, comme dans les messages opiniâtres que l’écrivain adresse à la « chère Wikipedia ».

Les textes réunis dans Pourquoi écrire? témoignent de la vaste culture de Philip Roth mais aussi de ses blessures, éclairant ses partis pris tout autant que son évolution et son rapport au monde. Pour lui qui fut l’enfant terrible du roman juif américain où il libérait son ambiguïté existentielle, le temps du bilan et de l’apaisement est venu. Malgré une retraite d’écrivain décidée en 2010, ce maître du monologue intérieur à la fois drôle et vigoureux, cet universitaire lettré cherche une fois de plus à se libérer des limites de l’entre-soi pour comparaître librement, en homme « réfractaire ».

Le livre se clôt par un discours prononcé à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire, dans sa ville natale de Newark, et intitulé « l’implacable intimité du roman ». Philip Roth y avoue sa « passion pour la spécificité des choses, pour l’hypnotique matérialité du monde », son obsession de « trouver en mots la description la plus saisissante et la plus évocatrice de la dernière des petites choses qui font de l’Amérique ce qu’elle est ». C’est à ce titre que cette méditation le consacre, une fois de plus, comme un chantre de l’Amérique et que cette anthologie égoïste ouvre un dialogue fertile que Philip Roth et son fantôme souhaitent prolonger encore après un demi-siècle de bataille avec l’écriture.

— Liliane KERJAN

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