POUVOIR (notions de base)
Par rapport au français, la langue anglaise présente la particularité de distinguer deux modalités de la notion de pouvoir, à travers deux verbes bien distincts : « I can » signifie « j’ai la capacité de… », alors que « I may » a le sens de « j’ai la permission de… », « les lois ou les usages me permettent de... ». « I can » renvoie ainsi à la puissance intrinsèque de l’individu tandis que « I may » prend en compte le pouvoir politique (au sens le plus large) qui encadre nos libertés.
C’est à cause de cette ambiguïté que Thomas Hobbes (1588-1679) a souvent été mal compris des lecteurs français : ils ont cru que le philosophe évoquait le pouvoir politique alors qu’il désignait ainsi la capacité d’un individu à obtenir satisfaction par sa propre puissance d’agir. Le livre X de son Léviathan (1651) est entièrement consacré au « pouvoir de » défini en ces termes : « Le pouvoir d’un homme consiste dans ses moyens présents d’obtenir quelque bien apparent futur. » L’adjectif « apparent » est ici essentiel : c’est bien sur le plan de nos représentations que des objectifs sont privilégiés et que des compétences sont reconnues. C’est pourquoi, parmi les principales modalités humaines de ce « pouvoir de », figurent selon lui l’éloquence, la richesse et la réputation.
Mais l’on peut réunir les deux sens de la notion de pouvoir. Si l’on définit avec Max Weber (1864-1920) le pouvoir comme « la chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre la résistance d’autres personnes » (Économie et société, 1921), on admettra alors que « pouvoir » signifie « être en mesure d’obtenir ce que l’on pense être un bien pour nous » soit par le moyen de nos propres forces, soit en utilisant la médiation d’une ou de plusieurs personnes sur lesquelles on exerce une emprise.
L’énigme de la domination
Toutes les sociétés humaines connues à ce jour ont constitué des ensembles plus ou moins hiérarchisés, dans lesquels un petit nombre d’individus exerce le pouvoir sur le plus grand nombre de leurs semblables, définit les objectifs à poursuivre et les modalités permettant de les atteindre. S’intéresser au pouvoir politique, c’est donc interroger d’abord la nature des rapports qui existent entre dominants et dominés, ainsi que les ressorts de la domination. C’est ce que résume Hannah Arendt (1906-1975) quand elle écrit : « Le problème politique essentiel est et a toujours été de savoir qui domine et qui est dominé. Pouvoir, puissance, force, autorité, violence : ce ne sont là que des mots indicateurs des moyens que l’homme utilise afin de dominer l’homme ; on les tient pour synonymes du fait qu’ils ont la même fonction » (Du mensonge à la violence, 1972).
Mais, du même coup une autre question se pose : comment le petit nombre parvient-il à dominer le grand nombre ? Étienne de La Boétie (1530-1563) a donné à cette énigme sa formulation définitive dans son Discours de la servitude volontaire. Pourtant, en affirmant que « c’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse », Étienne de La Boétie ne résout pas vraiment la question. Pourquoi ce choix ? Pourquoi cette aspiration à l’assujettissement ? Au cours des siècles suivants, de nombreux philosophes se sont demandé comment limiter le pouvoir afin de faire barrage à un tyran de type laboétien. Ainsi Montesquieu (1689-1755) a-t-il considéré dans De l’esprit des lois (1748) que, l’unique bouclier étant que « le pouvoir arrête le pouvoir », il convenait de distinguer rigoureusement pouvoir exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire . Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a imaginé,[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
Classification
Autres références
-
ADORNO THEODOR WIESENGRUND (1903-1969)
- Écrit par Miguel ABENSOUR
- 7 899 mots
- 1 média
...interne. Le projet légitime de la raison de libérer les hommes de la peur – peur de la mort, peur des dieux – donne lieu à inversion quand il s'inscrit sous le signe de la souveraineté, quand il identifie malencontreusement la libération de la peur à une volonté de souveraineté. C'est dans cette désastreuse... -
ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951)
- Écrit par Robert BOURGNE
- 4 560 mots
...l'inégalité de fait par la proclamation de la souveraineté du peuple. Mais cela même transforme la République. Si le peuple, qui n'exercera jamais aucun pouvoir, est dit souverain, c'est que le pouvoir a cessé de l'être. La force en s'organisant se règlemente et appelle le droit, mais elle ne peut se valider... -
ANTHROPOLOGIE
- Écrit par Élisabeth COPET-ROUGIER et Christian GHASARIAN
- 16 158 mots
- 1 média
...explicatifs, c'est-à-dire les théories totalisantes et les politiques révolutionnaires du passé. Affirmer détenir la vérité ou connaître la réalité des choses, c'est exercer un pouvoir dans la mesure où c'est sa propre voix qui est exposée aux dépens des autres voix. Avec lui (et bien qu'ils ne se soient eux-mêmes... -
ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE
- Écrit par Jean-Paul DEMOULE
- 4 847 mots
- 3 médias
L’anarchie en tant que pensée politique émergea vers le milieu du xixe siècle, en même temps que l’anthropologie sociale (ou ethnologie), laquelle fut d’abord livresque, avant de se pratiquer sur le terrain à partir de la fin du même siècle. Pourtant, ces deux domaines, malgré quelques pionniers,...
- Afficher les 74 références