POUVOIR (notions de base)
La contrainte éducative
Une autre illusion de la philosophie des Lumières a peut-être été de négliger la violence que suppose toute éducation. Platon (env. 428-env. 347 av. J.-C.), quant à lui, est parfaitement lucide à ce sujet, quand il écrit dans son dialogueEuthydème : « Puisque vous voulez qu’il ne soit plus ce qu’il est à présent, c’est que vous désirez sa mort. » Éduquer, c’est arracher un individu au stade dans lequel il se trouve pour le conduire à un degré jugé supérieur. L’argument de ceux qui ont sous-estimé la violence éducative a toujours été de considérer que c’était la force de la chose enseignée qui s’imposait à l’élève, et non la puissance de celui qui l’enseignait. Le sociologue Jean-Claude Passeron a le mérite, dans l’article « Pédagogie » de l’Encyclopædia Universalis, de substituer à cette pseudo-évidence une réelle interrogation : « Y a-t-il dans les choses enseignées un élément qui les impose (force de vérité ou contrainte biologique) ou bien s’imposent-elles parce qu’elles sont enseignées, c’est-à-dire transmises dans une situation de force derrière laquelle se profile toute la force de la société ? »
L’école est partie intégrante de la société, elle véhicule ses valeurs et reflète sa puissance. On a donc là une nouvelle réponse à l’énigme du pouvoir que nous a laissée Étienne de La Boétie. Si le maître est apparemment seul en face de ses élèves, si le rapport de force entre lui et sa classe penche en faveur de ses élèves, auxquels il serait théoriquement aisé, en suivant les chemins tracés par La Boétie, de refuser tous ensemble d’obéir aux consignes du maître, il a derrière lui toute la puissance de l’institution scolaire, et encore derrière celle-ci toute la puissance coercitive de la société. C’est en usant d’un mixte d’autorité et de culpabilisation qu’il exerce son emprise, ainsi que le note Roland Barthes (1915-1980) : « J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité de celui qui le reçoit » (Leçon, 1978). N’est-il pas notable qu’on ne parle pas d’« erreur », mais bien de « faute » d’orthographe ? Et celui qui commet une faute et transgresse les ordres de la société ne peut que se sentir coupable, à moins qu’il ne soit passé à travers les mailles de la socialisation.
Une célèbre expérience de psychologie sociale, conduite pour la première fois entre 1960 et 1963 dans ses locaux de l’université Yale par Stanley Milgram (1933-1984), et reproduite depuis partout dans le monde, corrobore cette dimension de violence. Suite à un tirage au sort fictif, on invite de jeunes étudiants à jouer le rôle du maître et l’un d’entre eux à jouer le rôle de l’élève à qui il est demandé de mémoriser des couples de mots. Un homme en blouse blanche supervise l’opération. Chaque fois que l’élève commet une erreur, le maître, avec l’autorisation de l’homme en blouse blanche, appuie sur un interrupteur qui inflige une décharge électrique à l’élève. Au bout d’un certain nombre d’erreurs, une tête de mort est représentée à côté de l’interrupteur à actionner. Or l’immense majorité des cobayes, qui ignore bien entendu que l’expérience est fictive et que l’élève complice ne reçoit pas la moindre décharge, appuie sans hésitation sur le dernier interrupteur, apportant une terrifiante démonstration de notre « soumission à l’autorité ».
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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