PRAGMATISME
Une philosophie de la science expérimentale
Les critiques européens du pragmatisme ne virent dans ce mouvement américain que la glorification de la valeur pratique des idées. Une idée n'est vraie que si elle fonctionne. James accumule dans Le Pragmatisme les épithètes qui confirment aux yeux de beaucoup de philosophes la justesse de cette interprétation : la fonction d'une idée est de « nous servir de guide, et de guide agréable » ; nous admettons qu'une chose existe quand « cela nous réussit d'y croire » ; « le vrai consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée ». James parle de « monnayer » les vérités qui n'ont « pour caractère commun que d'être, toutes, des idées qui paient ».
Or, s'il est vrai que James fut maladroit et que des financiers avisés chantèrent les louanges du pragmatisme, on comprend mal que les philosophes européens, au nom de l'indépendance de l'esprit, aient pu feindre de croire que la pensée, fût-elle américaine, ne pouvait pas ne pas être liée à une conjoncture économique déterminée. Car comment expliquer dans ce cas leur propre position philosophique à l'apogée de la révolution industrielle ? En fait, les pragmatistes furent les premiers à dénoncer le matérialisme de la nouvelle société industrielle ; et le plus véhément fut certainement William James qui stigmatisa le « relâchement moral né du culte exclusif de la déesse-chienne de Réussite ». Dewey ne nie pas que ce culte existe. Il y a en Amérique un pragmatisme des affaires. Mais le pragmatisme philosophique ne s'en inspire pas. Il en est la négation. La nation est divisée, dit Dewey, il lui faut choisir entre l'esprit de James et « cette mousse et cette écume superficielle qui le cachent temporairement ».
Le nom même du mouvement ne dérive pas de pratique, mais de pragmatique. Certes, James aurait souhaité qu'on l'appelât « practicisme » ou « practicalisme ». Peirce s'y refusa, car il opposait (comme le faisait Kant à qui il emprunte la distinction) pratique à pragmatique, termes « aussi éloignés l'un de l'autre que les deux pôles, le premier appartenant à une région de la pensée où aucun esprit du type expérimentaliste ne peut jamais être assuré d'avoir un terrain solide sous les pieds, le second exprimant la relation avec quelque fin humaine déterminée. Or, le trait caractéristique le plus frappant de la nouvelle théorie était sa reconnaissance d'une connexion inséparable entre la connaissance rationnelle et la fin rationnelle ; et ce fut cette considération qui détermina la préférence pour le mot pragmatisme. »
L'esprit expérimentaliste ou l'esprit de laboratoire, comme le nomme encore Peirce, est l'esprit du pragmatisme. Le pragmatisme est la philosophie de la science. Non des résultats de la science, ce n'est pas un scientisme, mais de la méthode de la science : c'est un expérimentalisme. Quoi que vous puissiez dire à l'expérimentaliste, écrit Peirce, « ou bien il comprendra que, si une prescription en vue d'une expérimentation peut être ou est jamais traduite en acte, une expérience d'une description donnée en résultera, ou bien il ne verra aucun sens dans ce que vous dites ».
Peut-être est-ce là la clef de l'opposition européenne au pragmatisme. Au doute cartésien, Peirce substitue le doute réel du savant ; à l'intuition subjective, privée, des idées claires et distinctes, la mise à l'épreuve objective, publique, des idées-hypothèses. Alors que la philosophie européenne se vouait à la solution de problèmes philosophiques, la philosophie américaine se trouvait confrontée aux problèmes concrets que la nouvelle société posait au philosophe américain dont la formation, certes, était européenne, mais pour lesquels l'Europe ne fournissait aucune solution. Le pragmatisme[...]
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Écrit par
- Gérard DELEDALLE : professeur émérite de philosophie à l'université de Perpignan, secrétaire général de l'Association internationale de sémiotique
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