Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PRAGMATISME

Une philosophie de la démocratie

Ni la théorie des catégories et des signes de Peirce, ni l'empirisme radical de James, ni l'humanisme naturaliste de Dewey ne sont à proprement parler pragmatistes. Certes, le pragmatisme est une méthode, et son application à la métaphysique peut sembler légitime. Mais quel serait le test de la trichotomie peircienne de la qualité, de l'existence et de la médiation ? De l'« expérience neutre » de James ? De la « continuité sentie » de Dewey, si proche des « qualités tertiaires » de Santayana ? La nature même de la méthode limite ses points d'application. Mais, si elle est par excellence la méthode d'élucidation des significations, elle n'excelle pas moins dans la régulation de la conduite. La relation des moyens et des fins par quoi toute conduite se définit entre indiscutablement dans sa juridiction.

Au niveau des engagements personnels, chacun est seul juge de son application. Et il n'entre pas dans le propos du pragmatiste d'en décider. Sur le plan théorique cependant, il lui revient de dire comment il conçoit la mise en œuvre de sa méthode en morale et en politique. Dewey a plus qu'aucun autre pragmatiste défendu cette idée que la méthode pragmatiste est la règle d'or de la démocratie.

La méthode expérimentale est le modèle de toute démarche qui se veut démocratique. La fin ici ne s'impose jamais de l'extérieur. Ce n'est pas un idéal prédéterminé à atteindre par n'importe quel moyen. La fin, l'idéal, ce sont les conséquences des moyens. Quand le savant propose une hypothèse pour résoudre une difficulté dans une situation donnée, son hypothèse comporte, par définition, les conditions de sa réalisation, autrement dit les moyens dont la mise en œuvre aura pour fin ou conséquence la solution du problème. La fin ou conséquence est l'expression des moyens. Les moyens et les fins sont, comme le stimulus et la réponse, les noms de deux phases ou fonctions d'un même processus. De même que le fait d'imposer une fin à une expérience scientifique la voue à l'échec, imposer une fin à la conduite de l'homme la condamne : c'est la ruine de la science et de la morale. La démocratie est expérimentale. Elle est une mise à l'épreuve constante. Il n'y a pas de démocratie idéale, pas de forme idéale de gouvernement démocratique, car « la démocratie est avant tout un mode de vie partagé, une expérience communautaire ». Elle est la réalisation de l'esprit de laboratoire. C'est une « école laboratoire » que Dewey fonda à Chicago en 1896 pour expérimenter ses idées pédagogiques. La Russie en 1917 apparaissait aux yeux de Dewey comme un immense laboratoire d'idées sociales. Mais, quand Staline devint le maître absolu de l'U.R.S.S., Dewey se dressa contre lui, comme il s'était dressé contre Mussolini et Hitler, et dénonça le communisme soviétique comme il avait dénoncé le fascisme et le nazisme. Il rangeait d'ailleurs aux côtés de Mussolini, de Hitler et de Staline les « capitaines de la société capitaliste », qui tous rivalisent d'efforts « pour créer des dispositions et des idées qui conduiront à un but préconçu ».

Il ne suffit pas de dire que la fin ne justifie pas les moyens, si par là on entend que la valeur d'un acte réside dans son intention, car dans ce cas on propose une fin subjective pire que l'autre. Il faut donner au mot « fin » le sens qu'il a en science, celui de « fin visée ». Les fins visées « sont les conséquences prévues qui apparaissent au cours de l'activité et qui sont employées pour accroître la signification de l'activité et diriger son cours ultérieur ».

Qu'on ne dise pas que, ce faisant, on ravale la morale et la politique au rang des sciences expérimentales. Le monde des[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie à l'université de Perpignan, secrétaire général de l'Association internationale de sémiotique

Classification

Autres références

  • BRADLEY FRANCIS HERBERT (1846-1924)

    • Écrit par
    • 3 616 mots
    On trouve dans les Essays on Truth and Reality toute une polémique, dirigée, d'une part, contre James, d'autre part, contre Russell ; ni lepragmatisme ni l' empirisme radical ne peuvent contenter Bradley. Il montre les ambiguïtés du pragmatisme. Si l'on parle d'expérience immédiate, que fait-on...
  • BRANDOM ROBERT (1950- )

    • Écrit par
    • 367 mots

    Philosophe américain, professeur à l'université de Pittsburgh, Robert Brandom est l'un des représentants les plus significatifs des voies dans lesquelles la philosophie pragmatiste s'est engagée après le « tournant linguistique », dans le contexte actuel des discussions en ...

  • COMETTI JEAN-PIERRE (1944-2016)

    • Écrit par
    • 900 mots

    Né à Marseille le 22 mai 1944, fils d’émigrés italiens, Jean-Pierre Cometti a d’abord été un guitariste de jazz. Il entreprend assez tardivement des études de philosophie, avant d’enseigner dans des lycées, en France, notamment à Millau, et surtout à l’étranger, au Maroc, en Allemagne et...

  • DEWEY JOHN (1859-1952)

    • Écrit par
    • 1 902 mots

    La vie et l'œuvre de John Dewey sont étroitement liées à l'histoire intellectuelle, sociale et politique américaine de la première moitié du xxe siècle. Auteur d'une œuvre immense, par ses idées, ses initiatives et ses engagements, Dewey, né le 20 octobre 1859 à Burlington, a joué...

  • Afficher les 25 références