PRATIQUE ET PRAXIS
Le terme de pratique (le mot praxis, courant en allemand, ne s'emploie en français que depuis peu) se rapporte d'abord à toute activité humaine et s'oppose à la théorie, alors considérée comme abstraite. Comme adjectif, il désigne ce qui est utile ou commode pour une action efficace et caractérise des hommes aussi bien que des procédés, des règlements, etc.
Dans l'usage philosophique, la pratique se distingue de la contemplation tournée vers ce qui est éternel et immuable et n'est donc pas accessible à l'action humaine, qui s'exerce toujours sur un donné changeant et modifiable.
Cependant, cette distinction n'est pas absolue. Étant donné que toute théorie est œuvre humaine et donc une forme d'action qui transforme un donné, celui-ci ne serait-il que l'homme pensant lui-même, un rapport s'établit dans lequel la pratique influe sur la théorie, de même que celle-ci agit sur celle-là. C'est dans le contexte d'une théorie globale qui unit les deux en les opposant (dialectiquede l'action et de la théorie) qu'on emploie, surtout dans les écoles marxistes, le terme de praxis comme concept supérieur à une opposition inconditionnée, critiquée alors comme mécanique ; mais, même en l'absence de ce terme, le problème de leur action réciproque est omniprésent dans l'histoire de la pensée.
La naissance du problème
La pratique en tant que telle ne saurait faire problème avant qu'elle ne soit opposée à une théorie pure. L'idée d'une telle théorie, désintéressée parce que ne visant aucun but et aucune modification des conditions existantes, est d'origine grecque. Il n'est pas douteux que certaines connaissances en mathématique ou en astronomie, que nous dirions « théoriques », soient venues en Grèce, issues de Mésopotamie et d'Égypte ; mais ces vérités ne sortaient pas du domaine de l'intérêt pratique et technique et ne furent poursuivies que dans ces limites : les mathématiques servaient à la comptabilité administrative et à la construction des temples et des autels, l'astronomie rendait possibles des prédictions astrologiques ou révélait la volonté des dieux. C'est chez Platon que pratique et théorie se séparent et que leur rapport devient problématique. Après Parménide et les pythagoriciens, il se met à chercher ce qui, dans un monde en constant changement, demeure « lui-même », et est ainsi saisissable par la raison (ou logos, à l'origine parole, ce qui peut être dit sans échapper par sa fluidité au discours en grec à la fois ce qui s'offre à la vue et la vision même). La théorie (qu'il est préférable d'appeler, avec son nom grec, théôria, pour la distinguer de ce que nous comprenons sous « théorie » et qui se réfère à l'action et à l'activité) est pour Platon vision des Idées, c'est-à-dire des structures sensées à partir desquelles les phénomènes deviennent compréhensibles et peuvent ainsi être « sauvés », c'est-à-dire saisis en leur essence indestructible. Comme cependant cette théôria n'est pas immédiatement donnée à l'homme, il lui faut agir sur lui-même en vue d'une conversion qui le détourne du monde des affaires pratiques et de son agitation ; mais cette conversion se fait nécessairement dans ce même monde et c'est à lui que doit retourner celui qui a vu les originaux de ce qui ne se présente ici-bas que sous forme de copies imparfaites : par toute une partie de son être, l'homme appartient au monde sensible, et la vie pratique apparaît donc comme condition de la vie dans la théôria. Il faut alors que le monde dans lequel on s'affaire n'obstrue pas l'accès à la contemplation ; bien plus, il faut rendre plus facile cet accès au moyen d'un entraînement systématique qui, dans le sensible, montre au débutant[...]
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Écrit par
- Éric WEIL : professeur à l'université de Nice
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