ORGANISMES FOSSILES PLURICELLULAIRES PREMIERS
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Au-delà de 1 milliard d'années, les traces fossiles de formes vivantes font partie de ce que le philosophe français Bernard Teyssèdre a appelé très justement La Vie invisible (L'Harmattan, 2002) : quelques vagues traces, quelques microfossiles visibles seulement au microscope. Pourtant, en 2008, au cours de travaux de terrain effectués dans le cadre d'un contrat, le sédimentologue Abderrazak El Albani, enseignant-chercheur à l'université de Poitiers, a découvert dans une carrière en exploitation au Gabon, près de Franceville, d'étranges fossiles aux formes relativement régulières, vaguement étoilées, qui se répétaient sur la surface des bancs de grès. Tout d'abord, ces fossiles d'âge précambrien suggéraient des remplissages de cavités gastriques de méduses, comme on en trouve parfois dans des grès vieux au plus d'environ 600 millions d'années. Mais les terrains « francevilliens » d'où proviennent ces fossiles sont très riches en uranium et ont fait l'objet, depuis des années, d'études approfondies par des experts internationaux. De ce fait, ils sont extrêmement bien datés : 2,1 milliards d'années. Dans des roches datant d'une époque aussi reculée, on connaissait l'existence de microfossiles, probablement d'organismes unicellulaires, mais aucun fossile visible à l'œil nu et pouvant atteindre une taille de 10 à 12 centimètres. Une collaboration a été immédiatement mise sur pied, impliquant notamment Stefan Bengtson, du musée suédois d'histoire naturelle à Stockholm, spécialiste des fossiles précambriens, c'est-à-dire antérieurs à l'« explosion cambrienne » qui est datée d'environ 540 millions d'années et qui livre les premiers fossiles abondants d'animaux pluricellulaires (ou métazoaires), comme ceux des sites célèbres de Burgess (Canada) ou de Chengjiang (Chine).
Cette découverte des fossiles du Gabon a étonné les scientifiques. Un fossile suggérant un organisme pluricellulaire complexe (plante, champignon ou animal) est considéré comme impossible dans des terrains aussi anciens que 2,1 milliards d'années. En effet, les « horloges moléculaires », qui calculent les dates de divergence entre les grands groupes d'organismes actuels sur la base des différences entre les séquences de nucléotides des acides nucléiques (ADN ou ARN), impliquent que le plus récent ancêtre commun des grands groupes pluricellulaires du monde vivant datait de 1 à 1,4 milliard d'années. Il reste donc la possibilité que ces fossiles macroscopiques soient de simples colonies de bactéries (connues depuis au moins 3 milliards d'années) ou des « artefacts » sédimentaires (traces de bulles de gaz, par exemple). Mais la publication en 2010 de cette découverte (A. El Albani et al., « Large colonial organisms with coordinated growth in oxygenated environments 2.1 Gyr ago », in Nature, no 466, pp. 100-104, 2010) a nécessité de très nombreuses analyses géochimiques complémentaires qui excluent ces interprétations. Celles-ci ont ainsi montré que la structure complexe de ces fossiles ne peut être réduite à de simples artefacts. La pyrite (sulfure de fer) qui les remplit présente des isotopes du soufre qui sont typiquement d'origine organique. De plus, ils contiennent des stérols exclusivement dérivés d'eucaryotes (organismes possédant des cellules à noyau) et non de bactéries. L'organisation régulière de ces fossiles suggère une communication élaborée entre les cellules, dirigeant la croissance de l'organisme. Est-ce déjà une vie pluricellulaire eucaryote organisée, voire capable de mouvements, comme les métazoaires ? Ou bien est-ce un premier essai de développement d'une symbiose complexe d'êtres unicellulaires ou pluricellulaires et de bactéries « coopérant » dans un environnement temporairement favorable ? En effet, ces fossiles du Gabon correspondent à la fin d'une période du Précambrien où les mers, auparavant anoxiques (pauvres en oxygène), ont connu une période d'enrichissement en oxygène qui a duré quelques millions d'années entre — 2,4 et — 2,2 milliards d'années, suivie d'une nouvelle période de relative anoxie.
Cette découverte ne manque pas de susciter de nombreuses questions, comme l'avait fait quelques mois auparavant E. Javaux et ses collaborateurs (E. Javaux et al., « Organic-walled microfossils in 3.2-billion-year-old shallow-marine siliciclastic deposits », in Nature, vol. 463, pp. 934-938, 2010) décrivant des acritarches (microfossiles, probablement des eucaryotes unicellulaires) datant de 3,2 milliards d'années.
Pour les paléontologues, le xxie siècle semble être l'aube d'une grande aventure : celle de l'exploration des sédiments les plus anciens de notre planète, au-delà du milliard d'années. Les techniques d'observation et d'analyse progressant rapidement, il est possible que de telles découvertes se multiplieront, reculant ainsi considérablement l'âge des plus anciens représentants des grands groupes du monde vivant, comme ce fut, au xxe siècle, le cas de la découverte, auparavant inconcevable, d'hominidés vieux de quelque 6 millions d'années ou de tétrapodes de quelque 380 millions d'années.
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Écrit par
- Philippe JANVIER : directeur de recherche émérite au CNRS
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