PRÉNOTION, sciences sociales
Dérivé du grec prolêpsis, qui désigne chez les stoïciens et les épicuriens les notions communes tirées de l'expérience antérieurement à toute réflexion, le concept de prénotion est utilisé par sir Francis Bacon, au début du xviie siècle, pour signifier, « dans l'effort de mémoire, l'idée vague et latente de ce que nous cherchons, qui limite et dirige le travail de l'esprit dans cette recherche » (André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1968). Bien qu'il ait prétendu avoir emprunté ce terme au philosophe anglais, Émile Durkheim lui a conféré une signification fort différente. En effet, pour le père fondateur de la sociologie universitaire française, il s'agit de donner un nom aux notions élaborées spontanément dans les actions de tous les jours, avant d'aborder l'étude scientifique des faits. Pour Durkheim, il s'agit avant tout de repérer et de se dégager de ces notions car, si on ne se livre pas à cet indispensable exercice, au lieu d'une science des réalités, on se contente d'une analyse idéologique : « Les faits n'interviennent alors que secondairement, à titre d'exemples ou de preuves confirmatoires, ils ne sont plus l'objet de la science. Celle-ci va des idées aux choses, non des choses aux idées. » (Les Règles de la méthode sociologique, 1895).
Indiquée dans les sciences physiques, cette règle méthodologique de base l'est encore davantage dans les sciences sociales, en particulier en sociologie. Il convient donc de se débarrasser sans ambages de ces prénotions. Car « les phénomènes sociaux sont des choses et doivent être traités comme des choses ». Et pour les libérer de la gangue prénotionnelle, « il suffit de constater qu'ils sont l'unique datum offert au sociologue. Est chose, en effet, tout ce qui est donné, tout ce qui s'offre ou, plutôt, s'impose à l'observation. Traiter des phénomènes comme des choses, c'est les traiter en qualité de data qui constituent le point de départ de la science ». Voilà qui est sans doute plus facile à dire qu'à faire. Durkheim en est bien conscient, et il complète la première règle fondamentale, touchant au caractère de choses des faits sociaux, par deux corollaires fondamentaux.
Le premier stipule, comme on devait s'y attendre, qu'« il faut écarter systématiquement toutes les prénotions ». Mais cette règle, reconnaît-il, est toute négative. Il la complète donc par un second corollaire, qu'il énonce en partant de l'affirmation selon laquelle « toute investigation scientifique porte sur un groupe déterminé de phénomènes qui répondent à une même définition ». Dès lors, il faut veiller à « ne jamais prendre pour objet de recherches qu'un groupe de phénomènes préalablement définis par certains caractères extérieurs qui leur sont communs et comprendre dans la recherche tous ceux qui répondent à cette définition ». C'est la célèbre nécessité d'énoncer des définitions préalables, qui se situe à la base de la méthodologie durkheimienne.
On pourrait montrer que la définition préalable de Durkheim est moins éloignée du « type idéal » de Max Weber qu'il n'y paraît. Durkheim, cependant, absolutise cette règle d'une manière qui ne correspond pas à la démarche du sociologue allemand. Chez Weber, le type idéal est un « tableau de pensée » imaginé a priori par le chercheur. Durkheim, lui, cherche un type réel, mais n'indique pas comment rencontrer la difficulté du repérage objectif des « caractères extérieurs » qui sont « communs » à un « groupe de phénomènes ». Comment pouvons-nous être sûrs que ces caractères ne sont pas, dans une mesure plus ou moins grande, d'ordre prénotionnel ? À l'époque où Durkheim rédigeait ses [...]
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Écrit par
- Claude JAVEAU : professeur à l'Université libre de Bruxelles
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