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PREUVE, épistémologie

Preuve et justification

Toutefois, Duhem (comme Quine) n'affirme pas que les hypothèses scientifiques pourraient se dérober au verdict de l'expérience. Il dit bien autre chose, à savoir que, face à l'expérience, la justification d'une théorie est globale, non locale. Et, en effet, un examen des pratiques effectives dans les sciences montrerait que la « preuve » d'une proposition scientifique n'est qu'un aspect de la justification globale des théories : l'unité épistémologique fondamentale n'est pas la proposition, mais la théorie (le « discours »). Il s'ensuit une dislocation d'ensembles des problèmes et des apories qu'on a rencontrés.

En termes de philosophie de la connaissance, cela signifie que les vrais enjeux se situent en amont de la preuve de chaque correspondance locale et se rapportent à la possibilité de la correspondance en général. Il s'agit d'élucider l'inhérence de l'explication au fait, non de coller ensemble, de l'extérieur, des propositions et des morceaux de réalité. Sans aller jusqu'à la quaestio juris de Kant – comment comprendre le bien-fondé des explications scientifiques ? –, on aura, de la sorte, explicité ce que, dans un remarquable passage, Hermann Weyl a appelé concordance : « La valeur définie qu'une quantité intervenant dans la théorie assume dans un cas particulier, écrit-il, est déterminée par les données empiriques qui sont à la base des connexions établies théoriquement. Chacune de ces déterminations doit conduire au même résultat [...]. Le cas n'est pas rare où l'on confronte une observation (relativement directe) de la grandeur en question (par exemple, la position d'une comète relativement aux étoiles à un certain moment) avec un calcul fondé sur d'autres observations (par exemple, la position à l'instant souhaité, calculée par l'application de la loi de Newton aux positions des jours précédents). La demande d'une concordance implique celle de la cohérence ; mais elle dépasse cette dernière dans la mesure où elle porte la théorie à un contact avec l'expérience » (Philosophy of Mathematics and Natural Science, 1949, trad. ital., Turin, 1967, pp. 147-148).

En termes épistémologiques, le primat de la théorie fait que la justification doive être, elle aussi, globale. C'est ce qui se produit notamment lorsque des résultats homologues mais provenant de domaines différents accréditent une même théorie. On aura alors ce que William Whewell a appelé une « consilience d'inductions » : c'est le cas « lorsqu'une induction, obtenue à partir d'une classe de faits, coïncide avec une induction obtenue d'une classe différente ». Cette consilience, ajoute Whewell, « est un test de la vérité de la théorie dans laquelle elle se vérifie » (Philosophy of the Inductive Sciences, II, p. 469, 1847). Lorsque, comme dans la situation précédente, un même résultat peut être assuré par des méthodes différentes (surtout si les unes sont théoriques et les autres empiriques) ou lorsque des résultats de nature différente témoignent d'une seule et même légalité de l'expérience – par exemple, la loi newtonienne des carrés intervient en divers registres de l'expérience physique –, dans les deux cas, on se trouve devant une consonance de données et de raisons, une entrexpression qui force l'assentiment. Quoi qu'il en soit du statut logique de la proposition, toute alternative conventionnaliste ou relativiste apparaîtra alors moins économique que l'acceptation de la théorie comme vraie.

C'est au conventionnalisme et au relativisme qu'il incomberait de démontrer comment une autre théorie, mettant en œuvre des principes d'explication différents, pourrait remplacer la première, tout en satisfaisant la même exigence[...]

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

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Karl Popper - crédits : Keystone/ Getty Images

Karl Popper

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