PRÉVOST ABBÉ (1697-1763)
Prévost d'Exiles est l'homme de toutes les contradictions : tour à tour moine et soldat, janséniste et jésuite, moraliste chrétien et philosophe libertin, il n'est d'aucune secte, d'aucun parti. Il ne se sent libre ni en France, ni en Angleterre, ni en Hollande ; rêvant de s'évader et revenant toujours à ses chaînes, il n'est nulle part chez lui ; il est, du nom même qu'il s'est donné, Prévost « d'Exiles ». Roi de ses douleurs et de ses chimères, il écrira des romans, dix ou douze, parfois interminables, souvent inachevés, composés coup sur coup, enchevêtrés et qui se développent comme une seule comédie humaine, incertaine et poignante. Un seul bref récit, plus énigmatique, plus ambigu que les autres, les a tous éclipsés ; Manon Lescaut nous cache en partie Prévost et l'un des plus grands massifs romanesques du xviiie siècle. Il est vrai que l'œuvre elle-même est contradictoire, improvisée, aléatoire ; mais ce voyage dans le « monde souterrain » du cœur, en un temps où l'ironie, l'esprit, le savoir-faire tenaient souvent lieu du génie, ce dangereux voyage reste une aventure sans égale.
L'aventure de qualité
Il n'avait pas la vocation de l'aventure. Né en 1697 dans une bonne famille d'Hesdin, Antoine François fut très tôt promis à la religion, comme tous ceux des siens qui n'étaient pas destinés à la magistrature. Dès 1712 pourtant, il veut être soldat, revient chez les Jésuites en 1717, se rengage à l'armée, déserte, commet quelques sottises qui le contraignent à entrer chez les Bénédictins en 1720, puis à prononcer ses vœux au bout d'un an. Après avoir hésité entre le rouge et le noir, le voici donc moine malgré lui, et pour la vie. Il ne souhaitait que la qualité, un titre d'officier, un préceptorat ou un bénéfice ; contraint par son supérieur aux tâches subalternes de Saint-Maur, il se révolte et défroque en 1728. Précepteur en Angleterre, il tente d'épouser la fille de son patron ; réhabilité en 1736 comme bénédictin et aumônier du prince de Conti, il se compromet en 1740 dans une affaire de gazette clandestine : il passe sa vie à se justifier, à tenter de conquérir un statut honorable, à acquérir les moyens de l'indépendance ; et il ne l'obtient que par la voie la plus difficile, la carrière littéraire.
Plus qu'un Lesage ou un Marivaux, il a vécu de sa plume ; plus qu'eux, il a cherché obstinément à se faire reconnaître dans sa qualité d'écrivain. En 1724, il n'est encore que l'auteur anonyme d'un amusant pamphlet, Les Aventures de Pomponius ; lancé en 1728 par le succès des Mémoires et aventures d'un homme de qualité, il exploite ce succès : sept tomes des Mémoires et aventures – le dernier étant l'Histoire du chevalier Des Grieux (1731) –, huit tomes de Cleveland (1731-1739), six tomes du Doyen de Killerine (1735-1740) consacrent sa réputation. Elle ne lui suffit pas ; il voudrait être éditeur d'encyclopédies, éminence grise des lettres, journaliste : il réussira bien à publier le Pour et Contre de 1733 à 1740 en dépit de toutes les contraintes qui pèsent sur la presse. Quand sa situation devient inextricable, il se plonge dans la création romanesque : en 1740, il publie trois romans dont l'un est un chef-d'œuvre : l'Histoire d'une Grecque moderne ; en même temps, il écrit les vies de Guillaume le Conquérant et de Marguerite d'Anjou, qui ne sont pas sans valeur. Et c'est seulement à partir de 1746 qu'il accède de haute lutte à la place qu'il souhaitait : éditeur de l'Histoire des voyages (15 vol. de 1746 à 1759), du Journal étranger (1755) ; traducteur de Cicéron, de Richardson, de Hume, il n'écrit plus de romans que pour se mettre en règle avec lui-même : les [...]
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Écrit par
- Jean SGARD : professeur à l'université de Grenoble-III
Classification
Média
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