PRÉVOST ABBÉ (1697-1763)
L'invention du récit
Cet effort de réhabilitation qui anime sa vie l'entraîne vers un mode de récit radicalement nouveau. Il conçoit le roman sur le modèle des mémoires pseudo-historiques ; ce sont des vies privées, racontées à la première personne avec le désir de convaincre ; mais le plaidoyer se fonde toujours sur un seul argument : les apparences sont fausses, seule compte la vérité du cœur. Chaque roman de Prévost se développe comme une apologie pathétique, une protestation contre la fatalité des enchaînements ; et cet appel au lecteur « sensible » ne peut se fonder que sur la transparence du style, sur la sincérité visible du récit. De là naît le pouvoir de séduction du récit de Des Grieux alors que tout lui donne tort, sa folie, sa liaison avec une prostituée, ses tricheries, ses vols, son crime.
Prévost connaît parfaitement le danger de cette rhétorique de la sincérité dont Théophé, la « Grecque moderne », donnerait un autre exemple ; mais il la croit inévitable. Persuadé que chaque être est prisonnier de sa propre vision, de son imagination et de ses passions, il s'efforce seulement de rendre l'intention profonde de chacun de ses narrateurs, les laissant au besoin s'enfoncer dans leurs erreurs, leur aveuglement (Cleveland), leur folie (l'amant de Théophé). Chacun d'eux est coupable et émouvant, chacun d'eux est un vivant problème et l'objet d'un procès sans issue. Aussi bien, la vérité n'appartient à personne, et Prévost s'est ingénié à ce qu'elle nous échappe : Des Grieux est à la fois un fou et un amant sublime, Manon, une prostituée et une « princesse » ; Théophé est peut-être perverse, peut-être martyre : l'auteur a tout fait pour qu'on en discute sans fin. Les événements eux-mêmes nous échappent ; chacune des intrigues de Prévost est une manière de labyrinthe où acteurs et lecteurs se perdent ; elles ne sont pas invraisemblables, elles sont compliquées comme la vie, et l'auteur n'a rien fait pour les rendre claires. Au contraire, il a voulu que les témoignages se juxtaposent et s'opposent, comme dans Cleveland, que le doyen de Killerine soit sans cesse désarmé devant l'événement, que l'amant de Théophé ne parvienne jamais à connaître la clé de ses tourments. Romancier-philosophe, Prévost sait que l'intrigue représente la vie et, comme elle, il la veut insaisissable et souvent absurde.
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Écrit par
- Jean SGARD : professeur à l'université de Grenoble-III
Classification
Média
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