PRINCIPES FONDAMENTAUX DE L'HISTOIRE DE L'ART. LE PROBLÈME DE L'ÉVOLUTION DU STYLE DANS L'ART MODERNE, Heinrich Wölfflin Fiche de lecture
Ambiguïtés du formalisme
Que le « regard ait sa propre histoire », selon Wölfflin, et qu'à l'histoire de l'art conçue comme celle des artistes il soit possible de substituer une « histoire de l'art sans noms », voilà qui ouvrait un programme de recherche infiniment prometteur, mais marquait en même temps un véritable repli. Le formalisme de Wölfflin rompait nettement avec l'histoire culturelle qui dominait alors en Allemagne. Mettre à nu les logiques internes de transformation des formes, dévoiler la structure des possibles esthétiques en énonçant les polarités stylistiques était une manière de s'affranchir des schémas d'explication sociale des mutations artistiques, mais aussi de résister au discours politique de l'époque. C'est paradoxalement le sociologue Max Weber qui rendra l'un des hommages les plus vigoureux à Wölfflin, fasciné par la capacité de l'historien de l'art à endiguer le flot des modifications stylistiques dans des catégories solides, sensible aussi à l'affinité qui existait entre les schémas wölffliniens et sa propre théorie des types idéaux. Au contraire Erwin Panofsky montrera combien le formalisme de Wölfflin portait plus un système descriptif qu'un véritable modèle explicatif. L'œuvre entière de Panofsky peut d'ailleurs se lire comme une réponse aux théories de Wölfflin. C'est en grande partie à ce dernier, qui, dénonçant les explications « contextualistes », avait pu écrire que l'on n'avait pas « encore trouvé le chemin qui mène de la cellule du philosophe scolastique au chantier de construction », que Panofsky répliquera dans ses essais sur l'architecture gothique et la pensée scolastique.
Mais ce formalisme strict des Principes ne définit pas l'ensemble de la pensée de Wölfflin et ne rend pas bien compte d'une trajectoire intellectuelle subtilement réactive, tout en ajustements, en corrections et parfois en repentirs : durant ses années romaines, en 1888-1889, Wölfflin avait songé à écrire un livre sur Poussin et le classicisme français et à établir des parallèles entre les arts visuels et la littérature de l'âge classique. Et surtout ce formalisme des Principes, qui refusait de prendre en compte, dans l'analyse des formes, les phénomènes extérieurs à l'art, ne se retrouvera pas dans d'autres essais de Wölfflin. Bien loin d'élargir l'enquête vers de véritables causalités sociales, Wölfflin cédera souvent à l'idée que les schémas stylistiques peuvent être comparés aux traits spirituels ou ethniques d'une nation. Réduite, dans les Principes, à la considération de « types nationaux d'imagination », cette vision traverse les différentes versions de l'ouvrage sur L'Art d'Albrecht Dürer (1905 et 1926) – qu'il présentait lui-même comme « le résultat d'une réflexion sur le caractère national d'un peuple » –, pour être au centre de l'essai sur L'Italie et le sentiment germanique de la forme (1931) ou des Réflexions sur l'histoire de l'art (1941), dans lesquelles il reprend, sous la forme d'esquisses, ce qu'il considérait comme sa contribution à la discipline. Citant volontairement à contre-emploi son maître Jacob Burckhardt, il y reconduisait pourtant l'idée que « l'art a sa vie propre et sa propre histoire ». Définir des ensembles spirituels qui se réalisent dans des formes, et ne se comprennent que dans l'analyse intensive de ces formes, telle est l'ambition de Wölfflin, servie par une extraordinaire intelligence descriptive, qui fait que la lecture de ses œuvres s'impose encore.
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Écrit par
- François-René MARTIN : ancien pensionnaire à l'Institut national d'histoire de l'art, chargé de cours à l'École du Louvre
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