PRIVATION
Confondre manque et privation revient à occulter la distinction soulignée par Kant dans l'Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative entre opposition logique et opposition réelle. La connexion logique n'a guère de conséquence réelle : elle comporte une négation sans position, le « manque » consistant en un simple « défaut » d'être. Ainsi un corps en repos n'est point en mouvement, par suite d'une absence de force motrice.
Mais dans la connexion réelle, les deux prédicats sont opposés sans contradiction. Aussi la conséquence constitue-t-elle un objet réel : la négation est position d'être. Lorsque par exemple deux forces agissent sur un même corps, elles se détruisent, se multiplient ou se neutralisent. Cependant, la destruction d'un principe positif est toujours due à l'action d'un principe positif ; et la « privation » résulte toujours d'une « raison ».
Alors donc que le manque apparaît seulement sous le regard étranger qui le fait surgir comme tel, la privation constitue le symptôme d'un conflit entre puissances de signes opposés, dont l'une vient à l'emporter sur l'autre. Le manque fait l'objet d'un constat logique, la privation au contraire exige la mise en œuvre d'une cause effective ; elle n'est concevable qu'au sein d'un système orienté, et seul le caractère incompatible des fins en jeu explique le « sacrifice » que constitue la privation.
À ce niveau sont encore mises entre parenthèses les notions de justice et de responsabilité. De l'abstinence volontaire à la restriction imposée, la privation couvre le champ entier des motifs, depuis les plus privés jusqu'aux plus publics. Dès lors la privation se trouve à interpréter, et l'on peut mettre davantage l'accent sur l'aspect positif qu'elle révèle « en creux », ou bien au contraire sur le caractère négatif qui en est la marque la plus évidente, immédiatement sensible sous la forme de déplaisir. Dans ce dernier cas, l'affect s'accompagnant toujours ici d'une représentation d'ordre causal, il s'agit d'expliquer les formes prises par ce déplaisir, du deuil à la mélancolie, de la colère à la révolte, de l'angoisse à la joie.
De toute évidence, la privation ne se réfère pas tant, en effet, à la satisfaction des besoins qu'aux types de rapports entretenus par l'individu avec le monde extérieur : ce qui apparaît comme « privation » à l'un n'est point du tout nécessairement ressenti comme tel par l'autre ; bien plus, tout se passe comme si la privation engendrait la souffrance dans la mesure seulement où elle parvient à donner corps à l'illusion suivant laquelle le désir humain serait complètement représenté dans un objet. Le « soleil noir de la mélancolie » paraît au ciel du psychotique, lorsque précisément le moi se trouve éclipsé par un objet dont il ne sait rien, hormis le fait qu'il possède un éclat invincible à l'effort d'appropriation du sujet. Tout se passe donc comme si, le possible ne se définissant qu'à rebours, la satisfaction, c'est-à-dire l'absence de privation, n'était pensable qu'au futur antérieur.
Le problème est alors de comprendre comment le sujet est conduit à placer sa libido sur un objet externe, et pourquoi il est contraint à sortir du narcissisme primitif. « Un solide égoïsme, écrit Freud, préserve de la maladie ; mais à la fin l'on doit se mettre à aimer, pour ne pas tomber malade ; et l'on doit tomber malade, lorsque l'on ne peut aimer, par suite de privation (Versagung). » Ainsi, la privation absolue peut constituer au même titre que la privation partielle un élément pathogène. Comme le souligne Freud, les hommes tombent malades « aussi souvent » lorsqu'ils[...]
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Écrit par
- Baldine SAINT GIRONS : maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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