PROCÈS (mise en scène K. Lupa)

Découvert en France en 1998 avec une adaptation des Somnambules, roman de l’écrivain autrichien Hermann Broch, le metteur en scène polonais Krystian Lupa, devenu une personnalité majeure de la scène européenne, puise de nouveau dans un registre littéraire, comme il l’avait fait avec Robert Musil ou Dostoïevski et à plusieurs reprises avec Thomas Bernhard. Son projet concernant Le Procès de Franz Kafka (1883-1924) est passé par une longue période de doutes et de gestation depuis les années 1990, d’abord par « peur de son négativisme, de sa force, de sa dépression, de son nihilisme, ce besoin chez Kafka d’un manque d’espoir ». Par la suite, Lupa s’est convaincu que, parmi ses trois grands romans,[Le Procès est] « celui qui contient la vision du monde la plus radicale. Et dans notre situation sociale, culturelle et politique, ce monde-là devient d’actualité ». S’engageant dans cette voie, le metteur en scène amorce sa création au printemps 2016 au Teatr Polski de Wrocław, réputé pour son engagement artistique novateur et la qualité de ses productions. Mais il rencontre l’été suivant une situation quasi kafkaïenne imprévue, issue du climat politique polonais, avec la nomination arbitraire d’un nouveau directeur, Cezary Morawski, plus proche que son prédécesseur des partis conservateurs nationalistes au pouvoir, le PiS (Droit et Justice) et le PSL (Parti paysan). Cette situation, ressentie comme une menace, provoque un mouvement de contestation dans le milieu culturel dont Lupa prend la tête. Il annule sa représentation du Procès qui, soutenue par de nombreux théâtres européens, verra cependant le jour le 15 novembre 2017 au Nowy Teatr de Varsovie, dirigé par Krzysztof Warlikowski.

Sous le regard de la Loi

Dès la publication, en 1925 à Berlin, du manuscrit inachevé de Kafka par son ami et légataire testamentaire Max Brod, avec quelques retouches ou omissions, Le Procèsse révèle dans sa forme et sa construction d’une grande modernité, et fait de son auteur un écrivain majeur du xx^e siècle. Son antihéros, Joseph K., fondé de pouvoir dans une banque et célibataire, est en quête, le matin de son anniversaire, de sa logeuse Madame Grubach, lorsque surviennent deux hommes qui se disent mandatés par un tribunal pour le mettre en état d’arrestation. Sans pouvoir connaître le crime qui lui est reproché, il va devoir demeurer dans sa vie quotidienne à la disposition des juges, en attente d’un procès sans cesse renvoyé. S’engage ainsi le parcours d’un individu privé de véritable liberté, désorienté, s’interrogeant sur sa personnalité et sa culpabilité, en perte de sens et de cohérence face à un mur d’incompréhension, broyé par un monde qui semble obéir à une Loi toute puissante. Son cheminement et ses rencontres éclairent les mécanismes des processus sociaux et politiques, qui régissent trop souvent la condition humaine.

Présenté pour la première fois en France au Printemps des comédiens à Montpellier en juin, puis à l’Odéon-Théâtre de l’Europe du 20 au 30 septembre 2018, Procès ne se limite pas à une simple adaptation du roman de Kafka. En partant du texte allemand, Krystian Lupa puise également dans le Journal et dans la correspondance de l’écrivain. Plongeant dans les méandres du roman, il se livre à une exploration de l’œuvre, de son contenu, de ses personnages et de leur environnement. Il apporte également quelques compléments en plaçant en miroir la fiction et certains aspects de la personnalité et des sentiments de Kafka. Aux côtés des protagonistes du roman, il convoque donc sur scène Max Brod, Felice Bauer et Grete Bloch, liés, à divers titres, de manière intime avec Kafka, dont la présence scénique et la voix intérieure prennent forme ici à travers le double de Joseph K. Avec une grande maîtrise théâtrale, Krystian Lupa s’attache à montrer toutes les facettes du [...]