CIVILISATION PROCESSUS DE
La parution en France, en 1973, de La Civilisation des mœurs, traduction d'une partie du livre de Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation, trente-quatre ans après sa publication quasi confidentielle en Suisse, fut un succès immédiat grâce aux comptes rendus enthousiastes que deux historiens de la mouvance des Annales, Emmanuel Le Roy Ladurie et François Furet, en firent dans la presse. Le talent des deux recenseurs ne suffit pas pour expliquer le succès soudain quoique tardif des thèses du sociologue allemand auprès des historiens français.
Une théorie du changement social
Cette traduction venait au bon moment. Depuis les années 1960, les historiens s'efforçaient de penser le changement social dans sa globalité et, tout spécialement, celui de la première modernité, entre la Renaissance et la Révolution. Après un modèle d'explication socio-économique – celui d'Ernest Labrousse, inspiré en partie par le marxisme –, ils ont été tentés, avec Roland Mousnier et Pierre Chaunu, d'imputer la transformation modernisatrice à la rationalité imposée par la construction de l'État. Philippe Ariès dans L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime (1960) et Michel Foucault dans L'Histoire de la folie à l'âge classique (1961) ont enfin accrédité l'idée d'une autotransformation de la société par un travail de discipline sur elle-même impliquant à la fois une rationalisation du dispositif social et une maîtrise des pulsions.
Dans le cheminement historiographique du concept de changement social, la pensée de Norbert Elias est apparue alors comme un prolongement direct de celles d'Ariès et de Foucault, quoiqu'elle les ait précédées de près d'un tiers de siècle. Elle permet de marier le rôle transformateur de l'État et le travail du corps social sur lui-même. La sociogenèse de l'État moderne est liée au renforcement des grandes monarchies, qui désarment les seigneurs féodaux en obtenant le monopole de la violence légitime avec le contrôle de l'armée et de la justice. Ce processus entraîne la psychogenèse de l'individu : un travail d'autocontrainte de l'individu qui apprend à refouler ses pulsions, à maîtriser – voire à dissimuler – ses émotions et à anticiper les réactions des autres par une véritable stratégie de comportement. La société de cour à laquelle Norbert Elias a consacré un autre livre (La Société de cour, 1974) est la configuration sociale qui permet le mieux d'analyser le processus de civilisation associant la centralisation du pouvoir et la mutation psychologique de l'individu, en quoi se résume la première modernité de l'Occident.
On comprend dès lors en quoi un livre comme La Civilisation des mœurs a pu séduire les historiens. En s'appuyant sur un corpus d'images et de textes normatifs (avant tout des traités de civilité), la démarche d'Elias est celle d'un historien. L'essor du sens de la pudeur dans la vie sociale et l'autocontrainte renforcée des pulsions qu'il révèle durant la période cruciale qui s'étend du xve au xviie siècle donne un sens nouveau à cette dernière. La régulation de la société n'a pas été imposée de l'extérieur par une transformation de l'armature technico-économique, par des innovations politiques, religieuses ou philosophiques. Elle s'est faite de l'intérieur par une autocontrainte du corps. L'adoption de nouvelles normes de maintien d'apparence anodine (manger à l'aide d'une fourchette, se moucher discrètement à l'aide d'un mouchoir, etc.), a bouleversé de proche en proche l'équilibre psychologique des individus. C'est en disciplinant le corps que le processus de civilisation a discipliné le corps social.
La thèse d'Elias élargit le concept de civilisation[...]
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Écrit par
- André BURGUIÈRE : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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