CIVILISATION PROCESSUS DE
Répression ou émancipation dans la civilisation ?
L'interprétation élargie de la notion de « civilisation » avait une autre raison de séduire les historiens au moment où ils étaient le plus influencés par les œuvres d'Ariès et de Foucault : leur pessimisme sous-jacent. Cette tendance existait déjà chez Lucien Febvre : « Ainsi, on a pu assister dans les sociétés en voie d'évolution, écrit-il en 1941, à ce long drame – au refoulement plus ou moins lent de l'activité émotionnelle par l'activité intellectuelle. » Ce pessimisme, qui a pris corps dans l'esprit « fin de siècle » chez Nietzsche, Freud ou Max Weber, traverse toute la sociologie allemande jusqu'à Norbert Elias. Il est redécouvert par la France des années 1970. Or ce n'est pas l'aspect le plus convaincant de la thèse d'Elias. Quand il présente par exemple la multiplication d'interdictions toujours plus détaillées concernant les gestes du corps entre le xvie et le xviiie siècle, comme une preuve du renforcement de l'autocontrainte, on pourrait faire l'interprétation inverse. Loin d'être un pur processus de refoulement des pulsions, le développement de la civilité, ou plutôt son explicitation par des traités, a permis à l'individu de relativiser les interdits en les adaptant aux circonstances, de se construire un moi caché, refuge de spontanéité.
C'est ce qu'a bien vu Hans Peter Duerr, un anthropologue allemand, qui reproche à Norbert Elias l'évolutionnisme européocentrique de sa vision de l'invention de la pudeur. L'Europe antérieure à la Renaissance et les sociétés extra-européennes qui n'imposent pas les mêmes interdits à l'exhibition de la nudité en public ne sont pas moins attachées à l'occultation des parties sexuelles et de la vie organique que l'Europe civilisée par ses nouvelles règles de maintien. Mais leurs règles sont implicites. Elles placent chacun sous le regard de tous sans la moindre possibilité de retrait et surtout de faux pas. L'indécence est insupportable. Au contraire, l'explicitation des règles a procuré à l'individu moderne une liberté et une fantaisie inédites dans la présentation de soi. Cependant, Norbert Elias a évoqué dans d'autres textes des processus de décivilisation qui élèvent par exemple le niveau de la violence permise. Sous cet angle, le reproche d'évolutionnisme est moins fondé. L'œuvre d'un George Mosse sur les effets psychologiques de la Première Guerre mondiale, en particulier avec son concept de brutalisation, prolonge très utilement le caractère réversible du processus de civilisation tel que le conçoit Elias. L'attention nouvelle accordée aujourd'hui au développement de l'incivilité comme symptôme de désintégration sociale conforte le ralliement des historiens à cette vision non linéaire du processus de civilisation.
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Écrit par
- André BURGUIÈRE : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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