MONOPOLISATION PROCESSUS DE
Dans son ouvrage Über den Prozess der Zivilisation (Sur le processus de civilisation), paru initialement en 1939, le sociologue d’origine allemande Norbert Elias propose une analyse de la genèse de l’État à deux niveaux, sociogenèse et psychogenèse, mettant en évidence un processus de « conquête monopolistique » conduisant, dans une logique de concurrence pour les ressources, à la constitution d’« unités de domination » stables. Chacun des deux volumes de la traduction française – La Dynamique de l’Occident et La Civilisation des mœurs – correspond à un de ces niveaux d’analyse, mais il est évident que l’auteur ne souhaitait pas les dissocier.
Le point de départ de l’analyse de Norbert Elias se situe en Europe occidentale, dans le monde féodal du xie siècle, c’est-à-dire dans une société divisée en multiples « unités de domination ». Le mécanisme non intentionnel par lequel une de ces unités (le royaume de France qui ne comprend à l’époque que le domaine royal proprement dit situé entre Paris et Orléans) va finir par supplanter les autres correspond à un processus concurrentiel par lequel celui qui n’accroît pas ses ressources risque de perdre ce qu’il possède déjà, ce qui exclut donc le maintien d’un statu quo ante entre ces « unités de domination ». L’auteur nous présente cette dynamique sociale sous la forme d’une loi du monopole : « Quand dans une unité sociale d’une certaine étendue, un grand nombre d’unités sociales plus petites, qui par leur interdépendance forment la grande unité, disposent d’une force sociale à peu près égale et peuvent de ce fait librement – sans être gênés par des monopoles existants – rivaliser pour la conquête des chances de puissance sociale, en premier lieu des moyens de subsistance et de production, la probabilité est forte que les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus de ce combat et que les chances finissent par tomber entre les mains d’un petit nombre, tandis que les autres sont éliminés ou tombent sous la coupe de quelques-uns. » La formation de ces monopoles fiscaux et militaires suit une logique de concurrence et de monopolisation qui se traduit par la création d’institutions centrales ou leur renforcement.
À partir de l’exemple français, Norbert Elias distingue plusieurs phases dans ce processus :
– une phase d’initiative privée, qui correspond grosso modoà la période féodale où les seigneurs rivalisent et possèdent des ressources équivalentes ;
– une phase des apanages (xive-xve siècle), où le « seigneur central » dispose désormais de suffisamment de ressources pour que les seigneurs les plus faibles recherchent sa protection ;
– une phase de mise en place d’un monopole royal (xve-xvie siècle), c’est-à-dire l’apparition d’une administration spécialisée dans la gestion des fonctions de domination, à la fois fiscale et militaire.
– une phase de formation des États modernes.
« Parvenu à ce stade, le grand monopole centralisé [...] prend peu à peu l’aspect d’un instrument au service de la société tout entière, société pratiquant la division des fonctions : autrement dit, il devient l’organe central de cette unité sociale que nous appelons aujourd’hui l’État. » Au sein de ce monopole, la cohésion sociale vient des liens d’interdépendance qui s’établissent entre un nombre croissant d’individus et d’un mécanisme d’autocontrôle des affects par lequel ces derniers intériorisent progressivement les contraintes liées au monopole royal qui pèsent sur leurs comportements quotidiens, par exemple l’interdiction de se battre en duel ou de cracher en public. « La stabilité particulière des mécanismes d’autocontrainte psychique qui constitue le trait typique de l’habitus de l’homme “civilisé” est étroitement liée à la monopolisation de la contrainte physique et à la solidité croissante des organes sociaux centraux. » Ce [...]
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Écrit par
- Christophe VOILLIOT : maître de conférences en science politique à l'université de Paris Nanterre