PROUST EST UNE FICTION (F. Bon) Fiche de lecture
Tandis que se multiplient les commémorations du centenaire de la parution de Du côté dechez Swann, François Bon publie un livre au titre délicieusement ambigu, Proust est une fiction (Seuil, 2013). D’une façon lointainement oulipienne, l’ouvrage se présente sous la forme de cent fragments autonomes, à chacun desquels une formule assurément proustienne donne un titre, mais sans référence bibliographique précise. Aucune désinvolture cependant dans cette façon de traiter librement celui qui fut sans doute l’écrivain majeur du xxe siècle, car le propos écarte d’emblée le commentaire savant ou journalistique.
« Littéralement et dans tous les sens »
François Bon surgit, comme il nous y a habitués depuis trente ans, là où on ne l’attend pas. Il pratique une écriture au cœur de son sujet, pour le circonscrire par touches successives. On avait déjà rencontré cette méthode dans les productions récentes de l’auteur comme Rolling Stones, une biographie(2002), Daewoo (2004), Bob Dylan, unebiographie (2007), etc. Sans les détruire lorsqu’ils servent son propos, mais en les détournant de façon ludique, l’auteur bouscule l’explication de texte scolaire et déconstruit les clichés qui affectent l’œuvre proustienne, au moins depuis les années 1950. Pas de précautions pour ménager le lecteur demi-savant : le premier message délivré ici, ce serait qu’il est urgent de s’emparer pour soi-même de la Recherche et de mener sa propre investigation attentive, passionnée, paradoxale, comme l’auteur nous en fait pour sa part la démonstration magistrale. Lecteur total de Proust, François Bon nous invite à le suivre, mais n’imprime qu’un premier mouvement, sans faire le travail à notre place. Tant pis si l’époque a fait de nous des zappeurs distraits et pressés : le premier respect dû aux grands textes, c’est de les lire littéralement et dans tous les sens, en bannissant tous les discours de substitution.
La lecture de Proust prend ici la forme d’une scénographie intérieure, libre de toute entrave. La chronologie réaliste est joyeusement pulvérisée, les lois biologiques aussi. Fils naturel de Lautréamont, l’auteur de dialogue avec Baudelaire, assis sur un coin de son caveau. Il lui fait faire une promenade en automobile, ou encore commente les photographies qui ont été prises de lui-même sur son lit de mort. Sa tombe au Père-Lachaise reconstitue en sous-sol son appartement de la rue Hamelin, et tous les dix ans une poignée de fidèles se réunit pour la visiter. Anéantie, la distinction classique des genres, François Bon se souciant peu d’écrire un essai littéraire identifiable comme tel. Car tout cela est emporté dans une fiction semblable à celle que se bricole le lecteur quand aucune censure scolaire ou mondaine ne l’empêche de laisser libre cours à son imagination érudite ou à ses brèves visions fantasmatiques. L’animation de ce théâtre intérieur, loin de servir un propos autobiographique, scrute en profondeur le texte proustien, auquel Bon avoue ne pas avoir immédiatement adhéré dans sa jeunesse. Il en traque les détails, tous essentiels, et en explore la permanente tristesse. La numérisation des textes lui permet de mettre en valeur la place que tient la technologie moderne (photographie, aéroplanes, électricité…) dans la Recherche, ce qui suggère un parallèle avec les mutations opérées par l’informatique aujourd’hui dans le domaine textuel. Lieux, motifs et personnages clés n’en sont pas pour autant négligés (Balbec, Charlus, Bergotte, Odette…). Ainsi nous offre-t-on des analyses aiguës au terme desquelles, par exemple, la fameuse madeleine ne fait pas advenir la réminiscence, mais construit les conditions nécessaires à son avènement. De façon très neuve, la métaphore célèbre de la cathédrale qui vient caractériser le projet proustien dans Le Temps retrouvé, est rapprochée de celle de la[...]
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Écrit par
- Michel P. SCHMITT : professeur émérite de littérature française