PROUST, PRIX GONCOURT (T. Laget) Fiche de lecture
Un roman illisible ?
Le jury est très partagé et les campagnes orchestrées par les partisans de Dorgelès ont produit leurs effets. Il faudra toute la force de conviction de Daudet pour qu’À l’ombre des jeunes filles en fleur l’emporte. Mais à peine le choix du jury Goncourt connu, les attaques fusent contre le lauréat. Elles visent la personne autant que l’œuvre. Pour ses détracteurs, Proust n’a pas besoin de remporter le prix car il est riche. On lui reproche aussi son appartenance à une classe dont l’œuvre du romancier dit la vie frivole, les codes, les intrigues. Mais l’essentiel des attaques porte d’abord sur son style et ce qui est en fait l’essence, la recherche du juste, du précis dans et par l’écriture. Joachim Gasquet est sévère : « Rien de plus pénible, de plus essoufflé que ses plates et laborieuses inventions. Il voudrait nous faire croire à son élégance, à ses négligences. Il est le plus épais des improvisateurs. » Les satiristes se moquent de son nom, on le pastiche. On transforme le titre de l’œuvre de cent façons. Bref, ce serait l’hallali, qui vise tout autant son éditeur, si quelques critiques ne montraient pas ce que ce roman représente de nouveau, comme Léon Daudet ou René Després, pour L’Intransigeant : « Pages qui font surgir mille images de nous-mêmes, en face de qui nous sommes comme, devant le spectre de la servante, Baudelaire. »
Les attaques les plus brutales viennent cependant des anciens combattants ou de leurs représentants dans le champ littéraire. Dorgelès est considéré comme un héros. Il est parti volontaire, il a été blessé et ses Croix de bois sont « le livre de la guerre par excellence ». En 1916, Barbusse a été primé pour Le Feu, mais il a le tort d’être pacifiste. En 1919, un patriotisme enflammé est toujours de mise et le roman de Dorgelès est « celui où le combattant se retrouve le mieux. » Quant à Proust, il est, pour un critique de Clarté et du Populaire, « l’homme bien élevé, bien habillé, bien pensant, l’homme qui ne s’est pas aperçu de la guerre, qui n’a pas entendu la guerre, et qui continue son dix-neuvième siècle en 1919. » Jacques Rivière apporte la meilleure réponse, expliquant pourquoi les tenants de « l’art révolutionnaire » se trompent sur l’art comme sur la révolution. La singularité de Proust tient sans doute à ce qu’il s’affranchit de règles convenues, loin de toute idéologie, et crée un univers par la puissance d’une langue nouvelle, comme étrangère.
Le temps a donné raison à Proust. D’abord parce que le rayonnement de son œuvre a dépassé tout ce que ses détracteurs pouvaient imaginer. Mais aussi parce que l’auteur de La Recherche sent bien qu’il est engagé dans une course contre la mort : « Tout finira mal pour moi et a déjà commencé depuis longtemps mais le prix Goncourt n’y est pour rien et n’a pas tant d’importance. » Bâtir l’œuvre reste l’essentiel.
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Écrit par
- Norbert CZARNY : professeur agrégé de lettres modernes
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Média