Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PSYCHANALYSE DES ŒUVRES

Article modifié le

Art et transgression

Revenons sur l'exemple du Moïse. Au départ de l'analyse, l'« effet » esthétique est censé obtenu mais sans être compris. L'interprétation d'un détail énigmatique (la position de l'index pris comme moment du développement d'un geste) permet ensuite de restituer la séquence des épisodes où la sculpture opère sa coupe. Le moment ainsi évoqué témoigne enfin du sens de l'œuvre en tant qu'expression « de l'exploit psychique le plus prodigieux, vaincre sa passion au nom d'une mission à laquelle on s'est voué ». Mais quelle mission ? Maintenir l'Alliance, ce que traduit l'exigence de garder intactes les tables de la Loi, vacillant sous la poussée de la colère. « Un instant de plus », en effet, « les tables se fracassaient. » L'œuvre n'aura laissé entrevoir la transgression destructive comme imminente que pour nous faire sentir la sublimité du geste qui en exclut l'actualisation.

Le point de visée que nous cherchons, c'est l'interdit en tant que tel, l'exclu en tant qu'exclu ; s'agissant du Moïse, notre tâche sera de rechercher à quel titre, par quel artifice dans la composition de l'apparence il vient à se produire sous le chef de la catégorie du sublime.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Mais la remarque a une portée générale. « Dans sa vingt et unième année », dit Freud de l'Homme aux rats, « peu après la mort de son père, l'impulsion à l'onanisme apparut chez lui. Après chaque satisfaction masturbatoire, il se sentait très honteux. Et il y renonça bientôt entièrement. Depuis, l'onanisme ne réapparaissait chez lui qu'à des occasions rares et très singulières. « Ce sont surtout, dit-il, des moments de ma vie ou des passages particulièrement beaux qui provoquaient la masturbation. Ainsi, par exemple, lorsque j'entendis, par un bel après-midi d'été, dans la ville intérieure, le beau son de cor d'un postillon qui sonna jusqu'à ce qu'un agent de police le lui interdît en invoquant un règlement. Et une autre fois, lorsque je lus dans Dichtung und Wahrheit de Goethe, comment ce dernier, encore jeune homme, se libéra dans un mouvement de tendresse, d'une malédiction qu'avait exprimée une femme jalouse, malédiction qui devrait frapper celle qu'il baiserait sur la bouche. Goethe s'était, pendant longtemps, laissé retenir superstitieusement par une malédiction ; à ce moment-là, il brisa cette chaîne, et embrassa de tout son cœur sa bien-aimée. » Mon patient trouvait assez étrange d'être contraint à se masturber justement à des moments si beaux et si exaltants. Je lui fis remarquer le trait commun à ces deux exemples : l'interdiction et le fait d'agir à l'encontre d'un commandement. » Pour accéder à l'intelligence du Moïse, il faudra donc spécifier dans quel registre y joue l'interdiction.

L'interprétation triviale, nous dit Freud, consisterait à souligner « l'opposition pleine d'art entre le jeu intérieur et le calme extérieur de l'attitude », interprétation « caractérielle », et l'on voit ce qu'elle manque : la sublimité. Le sens de l'œuvre et son effet (Wirkung) nous apparaîtront, au contraire dans leur connexion intime, dès que nous aurons saisi le retournement qui fait de la carence de la figuration le principe même de l'expression artistique, qui convertit, en l'occurrence, l'inertie du marbre en une image de l'éternité. « Je me souviens, écrit Freud, de ma déception, lorsque dans mes premières visites à Saint-Pierre-aux-Liens, j'allais m'asseoir devant la statue dans l'attente de la voir se lever brusquement sur son pied dressé, jeter à terre les tables, et déverser toute sa colère. Rien de tout cela n'arriva : la pierre se raidit au contraire de plus en plus, une sainte et presque écrasante immobilité en émana, et j'éprouvai la sensation que là se trouve représenté quelque chose d'à jamais immuable, que ce Moïse resterait ainsi éternellement assis et irrité. »

Tout le commentaire visera en effet à faire valoir la cohésion maintenue de la masse comme certitude de l'observance de la Loi, et cette illumination, d'où surgit-elle, sinon de l'abîme un instant entrevu, c'est-à-dire du fond même de la pulsion de destruction ? Sans doute demandera-t-on comment cette force contrastée inhérente au marbre se trouve investie d'un sens spirituel. Mais c'est oublier que l'œuvre est médiatrice entre le créateur et l'analyste.

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

La spiritualisation de la matière, c'est l'étincelle de la communication qui la traverse : empathie, disions-nous, non d'un sentiment, mais d'un sujet ; empathie d'un vide assumé ; et, si le Moïse relève du sublime, c'est que l'ordre où ce vide s'enveloppe et se lie y est placé sous le signe de la Loi d'alliance, où se fonde, avec la communauté des hommes, le principe de réalité.

Le Bœuf écorché, Rembrandt - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

Le Bœuf écorché, Rembrandt

Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

Quelques règles préliminaires de méthode pourraient être alors dégagées. À la règle de l'abstinence de l'analyse, laquelle conforme la suspension intentionnelle de l'ego de l'analyste à l'ignorance de soi du sujet, on tiendra d'abord pour équivalent le type d'accommodation requis de l'analyste des œuvres, c'est-à-dire la visée de l'exclu en tant que tel. La psychanalyse didactique y est une introduction nécessaire ; mais l'analyse des œuvres exige en outre que, à travers la lentille de la forme expressive, vienne à s'assimiler au pôle de l'attitude analytique le foyer d'absence autour duquel l'œuvre s'irradie ; une telle exigence ne saurait être satisfaite que par le concours d'une formation spécifique qui est de l'ordre esthétique. Allons plus loin ; une fois préparée par la psychanalyse didactique, cette formation s'y substitue : l'analyse des œuvres n'obéit alors qu'à sa propre loi, dans la mesure où la structure de la démarche psychanalytique lui est immanente. Mais c'est dire aussi qu'elle n'a d'autre sanction que sa fécondité en son propre domaine, autrement dit sa valeur heuristique ; de même, l'intervention psychanalytique n'a d'autre sanction de sa validité que la production du « matériel » et le progrès de la cure. Ainsi « analyser » le Bœuf écorché de Rembrandt, ce n'est pas ériger en hypothèse une structure pulsionnelle où se composeraient les contradictions de la vie du peintre, la passion de son narcissisme, sa hantise du thème de la cécité, les tensions de son clair-obscur. C'est traverser ce champ conjectural pour mieux entrevoir en un coin du tableau le gai sourire d'une Judith rustique. Authentifier une « psychanalyse » du Dom Juan de Molière, ce n'est pas y renouveler dans un schématisme fastidieux la psychanalyse du désir narcissique ; c'est se donner la chance de redécouvrir, en un trait de Tirso de Molina, l'exigence héroïque du désir mortel qui consume le héros. « Ah ! je brûle ! Ne m'embrase pas de ton feu. – C'est peu de chose au prix du feu que tu cherchas. » Entrer enfin dans la compréhension psychanalytique de la trilogie d'Eschyle, ce n'est pas développer la lecture toujours incertaine des légendes qui la soutiennent, c'est entrevoir les contours du Protée perdu, dont le motif satyrique flanquait les trois récitatifs de la tragédie ; dans la farce où l'insaisissable vieillard d'Homère conduit le troupeau de ses phoques puants et gluants, qui ne reconnaîtrait alors la parodie du symbole douloureux de la génération des Atrides ? Certes, la psychanalyse des œuvres n'aurait pu se laisser guider vers cette restitution si elle ne tenait de l'expérience et de la théorie freudiennes le concept de la castration. Mais il ne s'agit pas d'en donner une illustration, disons même qu'il n'appartient pas à la psychanalyse des œuvres de l'évoquer : la castration, c'est dans l'épaisseur de l'œuvre qu'on en éprouvera la présence et l'opération. Et chacune des œuvres exigera d'ailleurs une méthode particulière, puisque à chaque artiste appartient une forme originale de transgression expressive, c'est-à-dire, dans le langage de Freud, la production d'une forme originale d'illusion.

— Pierre KAUFMANN

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

Médias

Michel-Ange, <it>Moïse</it> - crédits : Rabatti-Domingie/ AKG-images

Michel-Ange, Moïse

Le Bœuf écorché, Rembrandt - crédits : Fine Art Images/ Heritage Images/ Getty Images

Le Bœuf écorché, Rembrandt

Autres références

  • ART (Aspects esthétiques) - La contemplation esthétique

    • Écrit par
    • 3 636 mots
    ...peuvent que faire éprouver de la honte au rêveur éveillé, d'où vient cependant que nous éprouvions un grand plaisir en assistant au spectacle tragique ? C'est d'abord pour Freud un problème d'ars poetica et il s'en explique dans un article de 1908, « La Création littéraire et...
  • LES ENFANTS DE SATURNE, R. et M. Wittkower - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 190 mots
    ... ou à des structures anthropologiques, les Wittkower restent prisonniers d'un modèle psychologique qui nous semble aujourd'hui bien dépassé. Une de cibles de l'ouvrage est la psychanalyse, tout au moins l'usage qu'elle pouvait faire des vies d'artistes pour expliquer les œuvres : les Wittkower...
  • ESTHÉTIQUE - Esthétique et philosophie

    • Écrit par
    • 7 368 mots
    ...on affirme souvent que l'artiste, même s'il ne dit rien de lui, s'exprime dans son œuvre, comme l'arbre dans son fruit ou le rêveur dans ses fantasmes. Aussi la psychologie de la création est-elle souvent, de nos jours, une psychanalyse de l'artiste. Freud en a donné l'exemple en étudiant Léonard ; il...
  • KRIS ERNST (1900-1957)

    • Écrit par
    • 496 mots

    Psychologue et historien de l'art américain, Ernst Kris est connu pour avoir étudié la création artistique sous l'angle psychanalytique et pour avoir mêlé, dans ses recherches sur la psychologie de l'enfant, psychanalyse et observation directe.

    Né le 26 avril 1900 à Vienne dans...

  • Afficher les 9 références

Voir aussi